épisode 3

Episode 4 : mener une Batucada

Qu’est-ce que la batucada ?

Batucar veut dire battre en brésilien, c’est en fait un ensemble de percussions, avec deux grandes familles, le samba ou enredo (complot) qui vient de Rio, l’autre famille, c’est le samba reggae, qui est un mélange du samba de Rio et du reggae de la Jamaïque, et qui se joue dans le N-E du Brésil, le cœur c’est la région de Salvador de Bahia.

La batucada où j’interviens et où je joue s’appelle Muleketu ( le petit garçon en toi, «muleque tu » . Nous, nous sommes plutôt samba reggae, c’est là que les musiciens dansent et jouent en même temps ; dans le samba de Rio, les musiciens jouent et il y a des danseurs à côté. C’est une batucada qui a vingt ans, j’y interviens depuis trois ans. Elle a été créée pour accueillir des adultes, les laisser exprimer énergie joyeuse, et partagée. Fondée à Paris à l’origine, elle a essaimé ici, parce que le directeur artistique est venu à Marseille ; le groupe de Paris existe toujours. Il y a plusieurs intervenants qui se relaient pour l’animer, alors que normalement au Brésil et même en France, il y a un chef de batucada qui mène tout.

Muleketu me convient bien parce qu’il y a des valeurs sociales qui sont fortes, et que ce soit des élèves, des intervenants, ou le directeur artistique, on a souvent envie de jouer pour des causes sociales. Depuis quelques années, on participe à des manifestations qui se passent autour des migrants, on a joué pour la journée des femmes, pour les gens à reloger de la rue d’Aubagne, et les élèves qui ont participé à d’autres batucadas apprécient cet aspect de la nôtre.

Comme danser tout en jouant d’un instrument est assez dur et demande beaucoup de coordination, tu as pu le constater en venant tenter l’expérience, dans le travail de groupe ça se met en place progressivement, en travaillant les deux séparément puis en associant les deux. On commence par acquérir les cellules rythmiques en chantant, avec des onomatopées. Chaque instrument a ses onomatopées spécifiques, et ça fait des mélodies comme des chansons.

Et comme c’est vraiment une culture de transmission orale, il est important pour moi de résister à la demande fréquente des élèves d’une notation écrite. Moi j’insiste pour qu’ils enregistrent les séquences par l’oreille. C’est une vraie reconfiguration de nos disques durs internes, surtout pour les moins jeunes. J’ai vécu cette bascule culturelle puisque je suis parti du classique où tout est noté. Quand j’ai voulu passer à des musiques plus orales, j’avais dix-huit ans, et il m’a fallu beaucoup de temps et de travail, et de patience, pour accepter de lâcher certaines choses.

Comme ici les objectifs de ce groupe sont aussi artistiques à terme, il y a une attente de résultat, collectif, individuel, puisque justement on présente le travail très souvent.

Là c’est principalement la pratique pédagogique qui est à l’œuvre mais je peux me baser sur des expériences que j’ai eues en musicothérapie, pour débloquer des choses; et aussi vice-versa. Et le fait de rester par ailleurs élève aussi est vraiment intéressant parce que du coup, j’identifie mes difficultés et je comprends qu’elles existent à différents niveaux pour mes autres élèves, et cela me permet d’adapter mes approches pédagogiques. C’est une manière de ne pas être déconnecté de la réalité de la position d’élève et des obstacles qu’on rencontre.

 

La rubrique de la revue où l’article paraît étant L’Oreille, peux-tu dire quelque chose sur l’oreille, l’écoute, les bouchons qu’il faut mettre pour batucar , sur la connexion entre l’oreille et tout le corps dans la percussion …?

Un travail d’écoute des autres comme de soi-même est primordial dans les séances de musicothérapie comme dans les cours de percussions.

A la batucada, vu le niveau sonore il faut effectivement se protéger en ayant des bouchons dans les oreilles. Il y a une sorte de plaisir de la transe, du lâcher prise avec le volume. Même les orchestres classiques d’ailleurs n’ont pas cessé de grandir, d’où augmentation de volume, de puissance et les musiciens doivent s’y protéger parfois.

La même chose se passe avec les instruments afro-cubains ; il y a cinquante ans, ils étaient conçus sur une échelle de notes bien plus graves que celles d’aujourd’hui ; les jeunes créateurs jouent plus vite et plus aigu pour être plus entendus, ils tendent les peaux beaucoup plus, parce que les sons graves sont moins perceptibles ; il y aussi le côté technologique qui a accéléré cela ; les peaux animales étaient moins homogènes et plus compliquées à tendre, elles craquaient, mais maintenant, on peut remonter plus rapidement des peaux qui tiennent plus longtemps ; il y a aussi des peaux synthétiques qui changent totalement le son.

Et puis il y a une place pour une sorte de trinité vitale ou du trio dans les percussions africaines, les trois doums-doums (en appui au djembé) représentent le père, la mère, l’enfant, avec peut-être quelque chose de sacré aussi ; et c’est l’instrument le plus grave qui représente la mère ; et s’il y a un solo, c’est pour lui/elle ; l’aigu est pris par les débutants et représente l’enfant ; mais il n’y a pas d’alternance de solos par instrument comme dans le jazz.

Et puis il y a une tendance à la compétition de vitesse, et souvent, dès qu’on joue plus vite, on joue plus fort, car on se tend davantage, et c’est une maîtrise et un lâcher prise de jouer technique et plus doux ; à la M.A.S., il y a une résidente qui fixe la limite d’aigu et de volume, avant qu’ils ne deviennent pour elle souffrance ; donc elle fait signe, et les autres doivent s’adapter.

***

(Cet entretien a eu lieu mi-février avant le confinement, Thibaut a continué sans interruption à s’occuper des résidents de la M.A.S. pendant le confinement.)

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    2 Commentaires

    • Ariane Beth dit :

      Merci encore à Thibaut et à son interviouveuse pour cette série passionnante, qui apprend plein de choses du côté technique. Par exemple cette réflexion sur la musique notée ou pas, je trouve que c’est très suggestif au plan anthropologique, collectif, mais individuel aussi. Quant au plan humain j’admire le travail relationnel tout en finesse et respect.

    • Laure-Anne FB dit :

      Cela m’a beaucoup appris en effet de faire cet entretien, qui a été déclenché par une initiation collective à la batucada : très difficile ;ça rend vraiment humble et fait mesurer l’engagement physique total de la pratique des percussions…et la difficulté de « faire ensemble » dans le sens musical et physique du terme.

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