2097, mois de mars 

Premier quart de Tom Palinuros.

Fatou, David, Tournemire dorment.

On a donc décollé in extremis, sans les précautions d’usage, pour s’arracher à la glu mouvante en quoi l’asphalte de la base se transformait à la vitesse d’un cheval au galop. Bizarre que me revienne soudain cette expression quand les chevaux se sont faits si rares, et incongruité absolue quand on pense à ce que cet affaissement glaireux et brûlant de la croûte terrestre devait être en train de faire à ceux qui avaient monstrueusement survécu.

Ground control to Major Tom,

Ground control to Major Tom.

J’aurais tant aimé qu’une voix venue de là-bas me chantonne ce vieil air du XXème siècle, du temps où les dates avaient un sens, où les aèdes même habillés en cosmonautes glamour et rose bonbon se disaient encore fils des très anciens poètes, des routards en robe aux chants devenus étranges.

A travers les écrans, la planète bleue encore grosse se barbouille de taches d’un marron rouge dont la vue me soulève la gorge de hoquets.

Je me souviens de vieux rêves de valse paisible et impériale des astres, du temps où on croyait au Père Noël.

Puis, là, un vilain coup de cymbales.

Dernière vision de l’océan sans entraves, devenue danse de chaînes, un orque énorme (il doit être gigantesque pour qu’encore je le voie) bondit de cet opaque vert sombre, comme faisaient, au dire de ma grand-mère, les crabes mis à cuire vivants pour s’arracher de leur bouillon ; il soulève et retourne une flottille sans doute en fuite, il se vrille, deux fois, cinq fois, dix fois, propulse vers l’orage une chaloupe qui échoue à s’éloigner du drame ; je ne l’ai pas vue retomber, et l’orque n’est pas remonté de la brûlante soupe au sel.

C’est le silence ici, son absolue beauté musicale, mais j’entends s’y inscrire les cris des naufragés et l’ultime gueulement de la bête.

Mais j’ai peut-être rêvé les yeux ouverts, un cauchemar de souvenir ; je lis trop de vieux livres, le vieux Doc Tournemire qui en connaît pourtant un bout me l’a souvent dit, trop c’est trop. Il a peut-être raison, c’est la raison même..

C’est l’heure. Dans l’espace sans jour ni nuit, nous n’avons pas perdu tout le temps, celui des écrans reste, artificiel mais qu’importe, c’est ce qui peut-être nous reste de Dieu ; je vais réveiller Tournemire, et je prends ma pilule pour essayer de dormir jusqu’au prochain guet.

******

Second quart, Tom Palinuros.

Fatou, David, Tournemire dorment.

D’où vient cette sensation d’ascension, que je retrouve ici pour la première fois alors même qu’arrachés à la gravité du monde, l’espace s’est dénormé ? Il a perdu les points cardinaux, l’horizon, la verticalité, le haut, le bas, fermes repères encore sur une terre déréglée où les chevaux en étaient venus à manger de la chair, sans demi-dieu pour les mater, et les humains à s’entredévorer, chacun étant à soi son propre dieu, lors même que Gè, que beaucoup appelaient terre-mère pour oublier son errance solitaire de planète et avoir moins peur la nuit, Gè telle que des livres la mentionnaient encore sous ce nom, Gè mamma du bien et du mal, éructait des oracles vengeurs contre ses créatures, oracles lessivés de Dieu mais érigés à leur tour en dieux aveugles, impitoyables.

Excelsior, plus haut, mentionnait une vieille inscription usée présentée sous vitrine dans le hall d’accueil de mon centre de formation pour astronaute de grade A++, lorsque ce centre était une université réputée où l’on enseignait à des humains ++ des langues disparues, des pensées devenues incompréhensibles, des modes de calcul sans utilité depuis la prise en charge de toute la computation par les machines.

Je me sens aspiré vers le haut, sans raison, et tout nous laisse penser que nous fuyons à grand-peine les Enfers, et que le bleu du ciel est absent depuis longtemps. Excelsior.

Je vérifie l’écran de contrôle : là où l’ordinateur de bord signale la boule brûlante que nous avons fuie, je vois comme une barque minuscule, un trapèze mou renversé qui a viré au violet indigo, sur elle va et vient sous le zoom une voile ajourée couleur de fumée. Sous moi, l’astronef soudain se cabre sans raison. C’était notre demeure. C’était la Terre.

******

Troisième quart, Tom Palinuros.

David, Doc Tournemire, Fatou, dorment.

Pourquoi je dis mon nom ? Pourquoi je dis leurs noms que je connais par cœur ?

Mes compagnons de tous ces voyages, mes collègues de travail. Mes amis. Fatou, un peu plus encore, elle doit s’en douter, mais elle fait comme si. David, évidemment. Qu’est-ce que j’essaie de faire, pourquoi est-ce que j’écris leurs noms vite vite et d’abord ? qu’est-ce que j’enregistre, qu’est-ce que j’espère de ces traces presque immatérielles écrites vite vite du bout des doigts dans ce cahier de papier comme il n’y en a plus que dans les écoles ? C’est comme dire « un cheval au galop ». Pour sauver leurs vies ? Sauver leurs âmes ? Sauver leur souvenir en moi ?

Pour être sûr qu’ils sont bien là auprès de moi, qui ai pris le premier quart, auprès de moi chacun de son côté, espérant trouver un peu de sommeil dans leurs boîtes de conserve rangées dans notre boîte de conserve, être sûr que leurs noms sont écrits dans la paume de ma main ou de celle du grand Maître perdu, sont un sceau sur son cœur ?

Faut que je raconte, faut que je dise qu’on est vivant, faut qu’on soit vivant.

On. Homo. L’homme. Ma grand-mère disait cela, racontant sa vieille grammaire humaine morte avec elle et tous ceux qui de la langue faisaient une échelle vers le paradis terrestre, le paradis parlé des corps et âmes.

On a évité de regarder par les hublots, on a foncé vers la lune, sans combinaison, sans mettre nos masques, sans vérifier la direction, juste pour fuir le cauchemar, pas fondre, pas être avalés, pas mourir. Comme tous ceux qu’on n’a pas pu embarquer, ceux qu’on a évité de regarder. Nous ne nous sommes pas regardés non plus.

Puis quand on s’est arraché à l’atmosphère, nauséeux et secoués mais ça allait – oui notre cher vaisseau, notre beau cheval bateau du cosmos était quand même un bijou de confort, et d’amortisseurs -, on a repris nos esprits, on a contrôlé tous les instruments, revêtu nos protections, et bizarrement au moment de mettre mon casque, j’ai vu Fatou se tourner vers David et David se tourner vers moi, et en voyant leurs visages inondés de larmes, j’ai compris qu’ils avaient regardé en bas, comme on dit encore- comme si la terre devenue folle dans un univers sans limites pouvait être le bas de quelque chose, à part de cet ailleurs que dans les vieilles épopées on aurait appelé les Enfers.

Merde, c’est quoi ce bruit, derrière le regard d’accès au moteur ? Une avarie ? Il ne manquerait plus que ça.

Je vais aller voir avant de réveiller David ; je prendrai ma pilule quand je serai sûr qu’il n’aura pas besoin de moi pour réparer.

Excelsior.

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4ème quart de Tom Palinuros

Fatou, David, Doc Tournemire essayent de dormir.

Voilà qui va compliquer l’affaire. L’avarie aurait été un demi-mal qui nous laissait une chance. Encore heureux que je l’ai débusquée, cette maigre mégère qui s’est jetée sur moi et m’a craché dessus, m’a mordu, cogné avec une force inattendue quand je me suis approché pour lui demander des comptes. Elle avait une arme de poing qu’elle agitait dans tous les sens et je trouvais insensé de mourir assassiné par une gamine à l’unique œil exorbité, après avoir échappé de peu à un désastre planétaire ; où avait-elle pris ce pistolet archaïque ? Faute de la maîtriser, je lui ai parlé fermement parce qu’elle était blafarde de peur et plus dangereuse ainsi ; je lui ai dit que maintenant qu’elle était là, on n’allait pas la balancer dans le vide, qu’on n’était pas non plus des cannibales, qu’on voulait juste sauver notre peau. Mal barré maintenant.

Nous avons une passagère clandestine, et des réserves pour manger et respirer pour quatre, le calibrage du vaisseau. « Circé », nous a-t-elle répondu comme on crache, quand on lui a demandé son nom, on n’en a rien tiré de plus. Elle me regarde écrire ; braque sans cesse sur moi son œil, qu’elle ne ferme jamais, son œil vif aux longs cils ; ne desserre pas les dents, sauf pour manger de grand appétit, et les autres du coup sont mutiques aussi.

Autour de nous les éblouissements dans le noir, les cris d’agonie des plus lointaines étoiles. La lune pâle comme une morte s’approche, nous tire comme un seau hors du puits. De la terre plus une trace. Nous montons vers la lune, on devrait tenir en eau et en vivres d’ici là, y trouver plus compréhensifs les anciens ennemis des Terriens; après tout, nous ne représentons plus de danger, et ils sont plus froids et plus sages que nous, dit-on.

******

5ème quart de Tom Palinuros

Horreur. Fatou va peut-être mourir. Je suis à son chevet. La petite Circé est ligotée, son œil sauvage nous mitraille sans relâche. Nous n’avons pas eu le choix, il a fallu se mettre à trois pour la maîtriser. Elle avait toujours faim, quel appétit dans tant de maigreur ; et faim aussi de chair humaine ; ma pauvre Fatou voulait la serrer dans ses bras, la réconforter, cette petite chose laide. Quand on a compris, c’était trop tard pour Fatou. La créature vient de l’îlot urbain des Holophages, ces infréquentables morts de faim de père en fils, de mère en fille, et in saecula saeculorum, depuis le début de la Grande Fonte qui les avait rendus pis que cruels.

Ne meurs pas Fatou, ne meurs pas. Comment n’ai-je pas compris tout de suite ? Pourquoi n’ai-je pas assommé la vilaine petite borgne dans sa première faiblesse, pourquoi n’ai-je pas écouté David et Doc qui voulaient la propulser dans le rien pour ne pas qu’elle nous pompe notre air ?

Ma Fatou, ma chérie, pas de mots pour décrire ton joli visage à la joue mangée, toi qui avais emporté le morceau en plaidant si bien sa cause. Quelle morsure, quelles canines de louve ! Et si peu de mots ! où sont ses mots ? Sont-ils tombés au fond de la grande vase qui a enseveli tant de leurs maisons des décennies avant les nôtres ? Sont-ils remisés derrière son gosier pour faire place à la nourriture? A-t-elle été à l’école, cette gamine mal poussée, pas finie, au nom divin ?

******

Personne ne répond à notre demande d’alunir, aucune piste ne s’éclaire, pire, tous les phares de leurs pistes se sont éteints, brutalement ; mais les Hécatiens nous renvoient dans les sonars, en écho au silence brutal des lumières, des chœurs femelles éthérés chantant dans toutes les langues connues de moi, et aussi dans d’autres, des airs murmurés où l’on distingue sans cesse le mot adieu, le mot personne. Circé rit sans bruit, l’œil exorbité, montrant ses dents et ses gencives rouges.

David et Tournemire échangent de drôles de regards. Ils veulent l’éjecter, moi je ne peux pas m’y résoudre, malgré Fatou qui souffre, parce que Fatou ne le veut pas non plus ; je ne sais pas, maintenant que je suis si loin de la terre en fureur si je pourrais jeter même une bête venimeuse dans ce néant sans retour… Après tout, demain est loin.

Eux, ils ne disent pas, mais ils pensent, il vaut mieux qu’une seule meure, et peut-être deux, et peut-être même tous sauf moi. Pourtant ils sont la crème des hommes, cerveau, cœur, éducation, réussite. Mais c’est écrit dans leurs yeux qui se détournent, dans leurs mâchoires serrées. Je lis ça et j’ai mal. Si notre vaisseau ne trouve pas de port, leurs canines vont finir par pousser, ils voudront sacrifier à quelque dieu qui les couvrirait de son ombre.

Adieu. Personne. Le chant s’éloigne, mais sa question – son ironie, comme disaient les anciens chanteurs du sang et de la faute-, résonne encore. A Dieu. Est-ce donc là qu’il nous faut aller ? Vénus est loin derrière nous, ce n’est pas elle qui nous sauvera, cette faiseuse d’histoires et de défaites ; et les autres dieux que je connais, Pluton, Uranus, Saturne, habitent des planètes plus cruelles encore que l’îlot des Holophages, plus froides que la Lune. De qui, de quoi s’agit-il, où le trouver ? Nous donnera-t-il à manger et à boire, à respirer ? Changera-t-il l’affreux squelette cannibale et frétillant de vie qui gigote à côté de nous en compagnie vivable ? Soignera-t-il la meilleure des humaines qui saigne et souffre, chair à vif, devant nous impuissants ? Nous rendra-t-il le bleu de la mer, la caresse des vagues, le désir de vivre ? Où trouver l’échelle de papier où des anges musclés nous tireraient vers eux comme des ânes morts ?

Montons, montons, et plus vite que ça ! A Dieu, à Dieu ! Hue le cheval, hue le vaisseau !

Mais je garde sur moi le vieux pistolet de Circé.

On ne sait jamais.

*****

C’est Circé qui dit maintenant ! Circé n’a jamais sommeil .

Ça m’éclate d’écrire ici, sur le cahier de Palinuros, comme dans mon année d’école ; depuis le début je le lorgne ce truc ; j’écris comme un cochon mais je m’en fiche. Il m’a laissé plein de place. Un type sympa, au bout du compte, il déraille un peu, mais il a pas de vice. J’ai appris dans le cahier que je suis une Hholofage, chez nous on disait une Bouffetout, ça me fait marrer, les mots humains.

A quoi ils servent ? Ils se sont entretués, ces idiots.

Fatou avait pris sa pilule pour dormir, et Tom aussi, il avait fini son guet. C’est le beau gosse, celui qui plaisait à la fille, qui guettait et qui a commencé l’embrouille, avec le vieux qu’ils appelaient Doc. Ils ont piqué son pistolet à Major Tom, enfin mon pistolet, et ils m’ont chopée par surprise pour me jeter dehors, j’ai braillé et mordu dans tous les sens, freiné avec mes pieds, shooté dans leurs ventres ; Major Tom s’est réveillé, s’est mis au milieu, et ils l’ont menacé ; il leur a sauté dessus, il s’est pris une sale balle dans la cuisse, s’est écroulé par terre, un peu dans les pommes je crois, ça pissait le sang ; Doc d’un coup pas content a gueulé contre Beau Gosse qui a tiré encore une fois, et là, bang dans le cœur, Doc est mort. Beau Gosse a lâché son pistolet et il plantait là tout con, bonne affaire, toute attachée j’étais, j’ai sauté à sa gorge de beau mec, direct la carotide, bien juteuse, accrochée comme une punaise j’étais, je l’ai pas lâché, il s’est vidé à toute vitesse, un poulet vaudou de ma Mama Caly, moi je buvais comme le lait de ma mère, mais celui-là, je l’oublierai pas.

Les deux rescapés du carnage, pétrifiés, amochés ; rien, longtemps ; Fatou prostrée, grosse tremblote de fièvre ; puis je suis allée à Major Tom ; j’ai bandé sa jambe bien serrée au-dessus de la balle, il m’avait détachée, bien obligé, il fallait que quelqu’un aille réenclencher le pilote automatique.

Et puis j’avais tellement les crocs, et les nerfs, je les ai bouffés, tranquillement, les deux qui avaient voulu ma peau ; ça a pris du temps. Ils avaient un goût répugnant, charogné par la colère et la peur ; mon corps les a bien digérés, ils ne sont plus personne, et même plus rien qui pue ; les tuyaux de mon ventre puis les tuyaux du vaisseau les ont expulsés dans le vide où ce que mon corps a refusé est étrangement monté, monté explosant en étoiles noires sur les écrans ; ça m’a fait quelque chose, un truc comme jamais ; est-ce que je suis devenue une autre, une quelqu’un, comme ils étaient eux derrière les portes lisses de leur monde ? Un genre d’étoile est montée avec eux vers le sommet de ma tête, qui se remplit à éclater de leurs histoires pleines de toutes sortes de douleurs, de pensées, de belles images, de bonbons pour le cœur. Difficile à comprendre qu’avec tout ça dans leurs crânes, ils sont quand même devenus mauvais.

De tout ce temps, Fatou gardait serrées ses paupières de toutes ses forces, Palinuros s’était tourné vers la paroi, ils me disaient comment piloter, mais ils n’ont même pas voulu toucher leurs purées en tubes.

On continuait à monter, bizarre, cette astronef comme un cheval dans un ascenseur. Astronef ! Voilà que je parle comme Tournemire, trop marrant.

******

Major Tom a mal, il gémit un peu, pleure un peu, ses yeux me traversent on dirait que je suis invisible ; il raconte sans arrêt des histoires d’hommes transformés en bêtes, de princes qui font la guerre pour des prunes, d’une belle qui a bon dos, de trésors dans les temples, d’enfants saignés sur le tombeau de guerriers pour leur faire plaisir, de chanteuses mangeuses de marins…

Je peux plus manger de viande humaine, je leur dis.

Et voilà que ça repart, des histoires de voiles qui dansent sur l’eau toutes contentes du cou coupé d’une fille de quatorze ans, poussées au loin par son tout petit dernier souffle, de bateaux fracassés, de radeaux reconstruits, de princesses qui jouent au ballon toutes nues sur la plage, et lavent tendrement un homme couvert d’algues, de déesses amoureuses.

Je peux plus manger de viande humaine. Je leur redis.

Lui dans son histoire il dit aussi que Circé va le laisser vivre sa vie, s’enfuir, parce qu’il ne deviendra jamais un sanglier sans âme, ça jamais… Mais qu’est-ce qu’il en sait ? Je n’en sais rien moi-même…Il dit qu’il veut retrouver son île, il dit que Fatou l’attend là-bas, dans un grand creux de lit blond en olivier…

Qu’est-ce qu’il raconte ? Elle est sur la couchette, juste là, Fatou, moins jolie qu’avant mais pas sourde, et, rouge soudain, du côté normal et sur le front, et elle lui dit, je suis là ; mais il l’appelle encore plus fort comme de l’autre côté d’une mer.

J’aime ses histoires sans queue ni tête, c’est une grande histoire quand même, une histoire où j’ai mon nom, et j’aime pas quand il s’arrête de raconter. J’aime lui, Tom Palinuros, qui raconte tout ça aux étoiles autour sans voir Fatou, sans me voir.

Tu as raison en tous cas, Major Tom, l’espace est sûrement plein d’îles errantes qu’on ne connaît pas.

Oui j’ai raison, il me répond.

Ah.

Je l’ai tiré à côté d’elle. Il saigne moins, alors je l’ai attaché. Affaibli et fou, adouci et fou, fiévreux et peut-être bientôt mort ; mais pas sûr ; alors vaut mieux faire gaffe.

Fatou l’écoute, elle lui caresse un peu la main, elle pleure un peu moins quand il raconte ses histoires, elle a l’air de bien tout comprendre.

Mais Beau Gosse lui manque, ça la mine, ça lui tire le sang du cœur, il l’a évidée bien plus profond que le bout de joue que j’ai arraché ; elle n’en parle pas mais elle dit son nom quand elle dort ; il répondra pas, je l’ai bouffé, frangine, mais son nom tout vide se balade aussi en moi maintenant, et crois-moi, il te méritait pas. Elle me demande sans cesse d’être humaine avec elle, de l’achever ; elle prend un ton de chef, mais je le prends pas mal ; moi aussi je l’ai déçue ; elle me fait la gueule, mais je lui fais pas peur ; je crois que malgré mon œil qui la brûle elle voit ma face ; elle me dit je n’ai pas peur de ton visage. Elle me dit qu’elle va très très mal mourir, qu’elle veut mourir bien ; je fais semblant de pas comprendre. Sa blessure ne guérit pas vite, elle saigne encore mais moi j’en ai vu d’autres, je sais qu’elle vivra, une joue plus maigre que l’autre en souvenir de Circé.

Je veux pas qu’ils meurent.

Et maintenant c’est moi qui commande.

 

 

La photo est tirée de la belle série de miriamespacio sur instagram via le site unsplash.com.

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    9 Commentaires

    • bellatorre andré dit :

      Un beau texte prenant et de haute volée dramatique et poétique dans lequel apparait une créature hybride surprenante à la fois holophage, cyclope et vampire. Un alien, un « cinquième passager » en quelque sorte, une Circé plus effrayante que la magicienne de l’Odyssée qui devient narratrice à la fin du récit pour notre plaisir de lecteur.Une suite?

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Merci André ! La suite, ce n’est pas sûr, mais qui sait ce que cette petite Bouffetout est capable d’inventer pour que vivent ceux qu’elle aime…

    • J L'heveder dit :

      Belle odyssée onirique et dramatique, cruelle aussi.

      • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

        Oui cruelle, comme toutes les initiations de ceux qui ont passé le gué des fins de leurs mondes…Mais le sang n’a pas le dernier mot, apparemment…sauf celui qui est sève….on l’espère!

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      On attend, en effet, une suite. Mais cette attente ne fait-elle pas ici une belle conclusion ?

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Mais aussi une suite, qui soit en rupture bien sûr, qui par exemple débute longtemps après l’ultime moment de ce texte et ne s’y relie que par d’occasionnels et partiels retours en arrière.

    • Dominique dit :

      Les voyages en groupe, fussent-ils restreints, la découverte de paysages sans autochtones ne m’attirent pas vraiment. C’était sans penser à la descendance d’une magicienne et à cette écriture qui à elle seule remplace les paysages. Merci Anne-Laure.

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Merci Dominique ; oui c’est toujours épineux de s’inscrire dans une convention et d’y dessiner ses propres lignes…Mais c’est stimulant d’essayer. Merci pour le retour positif, donc, et peut-être à te lire dans la revue…

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