« Érasme a aimé beaucoup de choses qui nous sont chères : la poésie et la philosophie, les livres et les œuvres d’art, les langues et les peuples, et, sans faire de différence entre les hommes, l’humanité tout entière, qu’il s’était donné pour mission d’élever moralement. Il n’a vraiment haï qu’une seule chose sur terre, parce qu’elle lui semblait la négation de la raison : le fanatisme.(…)
Érasme combattait le fanatisme sous toutes ses formes : religieux, national ou philosophique ; il le considérait comme le destructeur-né et juré de tout accord ; il les haïssait tous, ces gens au front têtu, ces sectaires, qu’ils portassent la soutane du prêtre ou la toge du professeur, ces gens aux vues étroites et ces zélateurs de toutes classes et de toutes races, qui réclamaient une soumission absolue à leur propre croyance et traitaient avec mépris toute autre opinion qu’ils qualifiaient d’hérésie ou d’infamie. (…)
De toute la force de son ardente et combative intelligence, il lutta sa vie entière sur tous les terrains contre ces ergoteurs, ces fanatiques de leurs illusions. »
(Stefan Zweig. Érasme, grandeur et décadence d’une idée. chap1 Sa mission. Le sens de sa vie)
Comme tout biographe Zweig se projette dans son sujet d’étude. On peut même, on le verra, parler sur certains points d’identification. Avec d’autres de ses écrits non fictionnels, l’écriture des biographies correspond pour lui à la recherche (parfois désespérée) d’axes d’interprétation de sa vie et de celle du monde.
Le livre est publié en 1935. L’évocation, l’invocation, de cette grande figure d’humaniste profondément européen, deux ans après l’accession de Hitler au pouvoir, sonne comme une conjuration de la barbarie qui s’annonce.
En outre Zweig multiplie en ces années articles et conférences, pour essayer de battre le rappel du bataillon des raisonnables et civilisés : écrivains, artistes, savants. (On les trouvera, avec d’autres textes plus anciens, dans le recueil qu’en a fait Laurent Seksik sous le titre Pas de défaite pour l’esprit libre. Albin Michel 2020)
Les idéaux de la Renaissance portés par Érasme et quelques autres en ce début du XVI° siècle (humanisme, cosmopolitisme universaliste, amour de l’étude) semblent en un premier temps gagner du terrain en Europe. Et puis tout se grippe.
« Pourquoi – question douloureuse ! – pourquoi un règne aussi pur ne peut-il durer ? Pourquoi des idéaux aussi grands, aussi humains, n’acquirent-ils pas de plus en plus de force, pourquoi l’érasmisme ne se fortifia-t-il pas plus dans un monde depuis longtemps renseigné sur l’ineptie de toute hostilité ? » (chap 1)
À la lumière de son expérience, depuis la guerre de 14 jusqu’à la montée du fascisme mussolinien et du nazisme hitlérien, Zweig donne sa réponse, dont la pertinence actuelle a de quoi nous alerter.
« Nous devons malheureusement reconnaître qu’un idéal ne visant que le bien être général ne satisfait jamais complètement les masses ; chez les natures moyennes, la haine barbare exige aussi sa part à côté de l’amour, et l’égoïsme individuel réclame de chaque idée un avantage personnel immédiat. (…)
Un idéal purement pacifiste, humanitaire et internationaliste tel que l’érasmisme prive d’impressions visuelles la jeunesse qui aime regarder l’adversaire en face ; il ne provoque jamais cette poussée élémentaire du patriotisme devant l’ennemi d’au-delà la frontière ; ou de la religion à l’égard des membres d’une autre confession.
Aussi la tâche des chefs de parti est-elle facilitée du fait qu’ils donnent une directive déterminée à l’éternel mécontentement humain ; l’humanisme, c’est à dire l’érasmisme, qui ne laisse nulle place à aucune sorte de haine, qui porte héroïquement et patiemment ses efforts vers un but lointain et presque invisible, demeurera l’idée d’une élite intellectuelle tant que le peuple dont il rêve, tant que la nation européenne ne sera pas une réalité. »
Avec le terme élite intellectuelle, Zweig n’oppose pas des instruits à des incultes, ni des géniaux à des stupides. Il désigne ceux qui essaient de penser, cherchent d’abord à comprendre, interroger, observer, analyser, au lieu de se réfugier d’emblée (par peur, confort ou conformisme) dans le mode binaire (tout/rien, aimer/détester, inclure/exclure).
L’opposition entre bien être général et égoïsme individuel immédiat, si elle est de tout temps la difficulté principale pour faire société, la difficulté majeure du politique, n’est pas nécessairement liée à la violence. Mais il y a ces époques où la haine barbare prend le pas non tant sur l’amour que sur la raison et la modération, ces époques tragiques de débordement de l’humanité par ses pulsions nihilistes.
Un idéal purement pacifiste, humanitaire et internationaliste tel que l’érasmisme prive d’impressions visuelles la jeunesse qui aime regarder l’adversaire en face.
Phrase profonde, qui m’évoque le concept lacanien d’Imaginaire.
Lacan fait correspondre au trio freudien ça moi surmoi le trio Réel Imaginaire Symbolique. Pour rappel (cf pour les courageux le premier article de ma série Foules sentimentales)
Le ça est le réservoir pulsionnel du moi. Il comprend le refoulé qu’on peut retrouver par l’analyse, mais aussi un inconscient irréductible.
Le surmoi, en partie cs, en partie ics, est l’instance qui intègre normes, interdits parentaux et sociaux, valeurs directrices.
Le moi a la dure mission de synthétiser la personnalité. Il doit gérer d’un côté le rapport à la réalité, de l’autre les tensions entre ça et surmoi. Ce qui en fait une double zone tampon : entre exigences pulsionnelles primaires et exigences morales raisonnées ; entre élan immédiat et prise en compte de la réalité (conditions matérielles, relations avec les autres etc.).
Ainsi la genèse et la vie du moi, interface psychique avec le monde, sont nécessairement dépendantes de l’image sociale, autrement dit du regard de l’autre. Que l’autre nous voie d’un bon œil (tel le regard du parent qui reconnaît son enfant, gage du réussite du « stade du miroir ») et nous sommes, tranquillement, simplement, (dans l’acquiescentia in se spinoziste). Mais si jamais l’autre nous jetait un mauvais œil ? C’est cette incertitude qui, dit Lacan, fait que structurellement le moi est paranoïaque.
Une pulsion paranoïaque, une poussée élémentaire, qui offre à l’éternel mécontentement humain, si facile à instrumentaliser par les chefs de parti, un exutoire dans l’élimination de l’autre, cet adversaire.
Illustration wikipedia Pieter Brueghel Le triomphe de la mort (Musée du Prado)
Me voici lectrice en différé de cette nouvelle série, et je m’en réjouis.
Erasme et le cher Zweig, il nous faut au moins ça en ces temps d’atterrement crucifiant.
Merci de leur donner la parole