Je peux te porter si tu tombes, toi, mon amoureux avec tes 70 kg.
Mais je ne porte pas l’ombre d’un shampoing dans ma valise.
Je peux courir un semi-marathon solitaire de nuit en bottes et sac à dos sur un coup de tête.
Mais il me faudrait pas mal de préparation pour avaler des viandes industrielles..
Je dors sans sommier ni oreiller.
Mais ça me gêne trop de boire dans un gobelet jetable.
J’aime l’inconfort. Ça rappelle à la vie ; ça permet de vraiment apprécier le confort à se juste valeur ; ça maintient en vie aussi – là-dessus j’en apprends tous les jours.
J’aime « me sentir » plutôt qu’ « avoir l’air ». Me sentir libre et capable, plutôt que d’avoir l’air glamour ; me sentir radieuse parce que je me sens rayonner de santé plutôt que de sembler jolie parce que je suis bien maquillée. Me sentir libre plutôt que d’avoir l’air propre ; me sentir forte plutôt que d’en avoir l’air. J’ai découvert, un jour, que beaucoup de gens qui paraissent forts s’effondrent derrière les portes closes, et j’ai vu beaucoup de gens réellement solides pleurer sur leurs pas.
Ceci dit, je pense que nos ressentis sont bien visibles pour qui est assez observateur.
J’aime l’effort. C’est un peu comme le truc d’aimer l’inconfort, mais en plus actif. Ça rappelle aussi à la vie.
La taxe qui accompagne l’évitement d’effort me pose de plus en plus problème, et je me rends de plus en plus compte du montant de son coût. Et de qui en paye la facture. Des gens souvent moins fortunés, des lieux, des choses, des écosystèmes. L’énergie qui doit être dépensée le sera dans tous les cas, et la réduire d’un côté demande généralement de l’augmenter en face ; et pas que d’un peu.
J’adore Harry Potter, mais les baguettes magiques ça n’existe pas. Celles d’aujourd’hui s’appellent œillères.
C’est pour cela que j’aime tant faire les choses à la main, du commencement. Et on apprend plein de trucs au passage – comme le coup des noisettes sur le sol de la cuisine. Et on partage : des moments, du travail, de l’effort, des victoires… Fut un temps, il fallait être plusieurs pour « accomplir ».
J’ai été à une école d’art et je n’ai pas trouvé que c’était une perte de temps. J’ai été à une école d’art et ça a changé ma vie. Ça a mis de mots sur des choses et des choses sur des mots. Comme de lire Proust. Ça fait peut-être un peu pompeux de citer Proust, mais peut-être que son œuvre n’est pas devenue une référence par hasard… Est-ce que ça rend moins pompeux de préciser que j’ai essayé de lire La Recherche une première fois sans succès ? On n’est pas toujours prête à vraiment entendre certaines choses.
Je n’aime pas faire semblant. J’ai l’impression qu’on fait beaucoup semblant, souvent.
Un mot qui revenait sans cesse en école d’art était le mot « Pourquoi ». Je l’adore. J’y pense très souvent, et à pourquoi je l’aime, et à ce qu’il implique. Se poser des questions n’est pas toujours sans soucis de… et elles demeurent souvent sans réponses, mais qu’importe ; elles sont généralement très bien accompagnées pour autant : de vérité, de joie, de simplicité, de connaissance, de bonheur… J’aime beaucoup poser des questions aux gens. D’ailleurs j’aimerais en poser encore d’avantage. Tout à l’heure j’ai entendu à la radio le témoignage d’un homme aveugle qui parlait de son amour pour ce qu’il appelait le « cécité-stop » : une excuse pour en apprendre sur la vie des gens qui l’accompagnaient. C’est pour cela qu’il accepte toujours de l’aide qui lui est proposée même s’il n’en a absolument pas besoin.
J’aime beaucoup aussi juste dire des choses aux gens. Il paraît que ça ne court pas les rues, de dire les choses ; on ne croirait pas. Il paraît surtout c’est une spécialité humaine de dire tout, sauf ce que l’on veut dire.
Beaucoup aiment vous répéter que « ça » ne marchera pas, que les autres n’écouteront pas, qu’ils ne répondront pas ; mais la plupart du temps eux-mêmes n’ont jamais essayé. Il s’avère que tous les hommes éduqués à l’ancienne, Marocains ou Soudanais, ne sont pas fermés à discuter de rôles genrés, ils n’en ont juste jamais l’occasion. Ils semblerait que personne n’aborde ce type de sujet avec eux.
Cet automne, le soir d’Halloween, dans un café, avec un verre de vin et une lasagne végétarienne que je pensais qui serait mauvaise et qui était en fait bonne, avec une plume d’oie qui venait d’un set de calligraphie offert à ma sœur pour ses dix ans mais que j’ai retaillée depuis parce qu’elle l’était n’importe comment (c’est bien Internet pour ça : on peut y apprendre à tailler correctement des plumes), et, assise en tailleur, j’ai passé la soirée à écrire sur la peur.
Je crois que les gens ne s’assoient pas souvent en tailleur dans les café pour écrire à la plume, mais ça a semblé amuser l’équipe et les clients, sans méchanceté. Je crois modestement que c’était une contribution de taille à l’esprit d’Halloween ce soir-là dans ce café.
Je pense que beaucoup de gens ont peur. Souvent. De tout. Y compris que les gens dans de cafés ne soient pas amusés. Le comble c’est que ce qui leur fait le plus peur c’est que d’autres, comme moi, n’aient pas peur. Et ils ont peur que je sois inconsciente, que je ne sache pas, ne me rende pas compte, que je sois aveugle, que je ne mesure pas les risques, les conséquences. Mais de l’extérieur, parce que oui, être « dans » la pensée donne fréquemment le sentiment d’être «hors de » beaucoup d’autres choses, à commencer pas la société, la société du spectacle pensée par Guy Debord peut-être ainsi renversée avec les spectateurs à leur tour observés, c’est comique. Enfin, presque. Si c’était seulement comique, je ne serais pas en train d’écrire ceci. J’en rirais, tout simplement.
C’est souvent difficile et fatigant d’avoir la malchance de se soucier du fait qu’on se fait du souci pour vous.
Mais bon, c’est peut-être un prix très raisonnable face à l’immense bonheur de se sentir libre et contentée et heureuse le reste du temps. Evidemment que l’on ne risque pas de tomber en restant à ras du sol…
Si je partage beaucoup, si je montre, si je communique, si je m’exprime, si je dis si souvent « je », c’est seulement parce que la peur se nourrit de méconnaissance. Méconnaissance des autres, des choses, de nous-même. On ne parle que de problèmes, de raisons d’avoir peur, et on laisse trop de côté le reste, tout ce que les alternatives apportent de succès, de joie, de bonheur. On ne sait ni qui les vit ni ce que c’est que de les vivre. « Je » n’est pas la question. Il ne s’agit pas de parler de moi, mais d’être mon propre outil pour parler de choses que j’estime importantes, de partager l’expérience de vivre en acteur-spectateur de ce spectacle inversé ; de permettre à d’autres de se projeter, d’être rassurés.
Regardez, quelqu’un l’a fait.
Alors les sceptiques seront sceptiques, les trouveurs d’excuses en trouveront, les méfiants ne feront pas confiance ; je n’y peux rien. Je ne peux pas les obliger à croire ce qu’ils ne veulent pas croire, à voir ce qu’ils ne veulent pas voir, à ouvrir les yeux s’ils veulent les fermer.
Mais devant les yeux ouverts, je peux danser ; je peux grimper dans les cognassiers que personne n’escalade, cueillir les figues que personne ne cueille, me suspendre aux mains-courantes que personne ne touche, poser les questions que personne ne pose, faire les choses que personne ne fait, commencer les choses que personne ne commence, essayer les choses que personne n’essaye, dire les choses que personne ne dit, utiliser les choses que personne n’utilise. Parce que quand on a toujours regardé sans voir il faut bien que quelque chose sorte de l’ordinaire pour attirer l’attention des yeux.
Et je sais que ça marche. Ça peut, en tout cas. “On” me l’a dit.
C’est ma manière à moi de « montrer ce qui nous entoure mais que nous ignorons d’habitude», qui était la conception de l’art d’Alan Kaprow formulée dans son livre Essays on the Blurring of Art and Life (Essais sur le flou entre l’art et la vie).
Peut-être que l’école d’art a fait de moi un peu une artiste, finalement.
Je crois que je lui doit aussi de me trouver aujourd’hui écologiste en m’ouvrant les yeux sur le fait que ce qui nous entoure est généralement soit problématique, soit plus que suffisant. Dans les deux cas, ça mérite largement qu’on s’y attarde.
Signé :
Une future SDF
(les banquiers n’aiment pas les gens bizarres, comprenez…)
ou si vous préférez, Une extrémiste
(l’extrémisme est un sujet passionnant, vous le saviez ? Martin Luther King a dit un jour : « Je me suis progressivement mis à accepter et à aimer ce qualificatif. Jésus n’était-il pas extrémiste de l’amour ? Amos n’était-il pas extrémiste de la justice ? (…) La question n’est pas de savoir si nous serons extrémistes, mais de savoir quels extrémistes nous serons. Serons-nous extrémistes de l’amour ou de la haine ? Seront-nous extrémistes pour la préservation de l’injustice ou pour l’extension de la justice ? La nation et le monde ont grand besoin d’extrémistes créatifs. »)
Dans tous les cas, toutes deux très heureuses, et confiantes quant à la place que tiendra l’originalité dans la décennie à venir, en brin, ou en bouquet.
Merci, Juliette, pour ce joli bouquet de bizarreries et de pensées originales.
Si chacun et chacune, au moins une fois, posait une question que personne ne pose, faisait une chose que personne ne fait, essayait une chose que personne n’essaye, disait des choses que personne ne dit, le monde changerait peut-être plus vite de cap !