« Ou bien une fatalité du destin et un ordre inviolable, ou bien une providence exorable, ou bien un chaos livré au hasard aveugle. Si c’est une fatalité inviolable, pourquoi y résister ? Si c’est une providence conciliable, rends-toi digne de l’assistance divine. Si c’est un chaos sans guide, contente-toi, au milieu de cette tempête, de posséder en toi-même assez d’intelligence pour te guider. Et si la tempête t’emporte, qu’elle emporte ta chair, ton souffle et le reste, elle n’emportera pas ton intelligence. » (XII, 14)
Elle n’emportera pas ton intelligence peut être (je vois pas comment mais admettons). Sauf que comme elle aura emporté tout le reste, du coup tu ne pourras pas le savoir : plus de support pour la lampe (voir 10).
« Il serait plus élégant de quitter les hommes sans avoir goûté au mensonge, à l’hypocrisie, au dédain, ni à l’orgueil. Rendre l’âme en étant écoeuré est une sortie de secours. Tu préfères persister dans le vice ? L’expérience ne t’a pas encore persuadé d’éviter cette peste ? (La corruption de l’intelligence est en effet bien plus pestilentielle que la pollution atmosphérique : cette peste-là concerne les animaux en tant qu’animaux ; celle-ci les hommes en tant qu’hommes) ». (IX, 2)
« Il faut que l’homme simple et bon soit comme celui qui pue le bouc, c’est à dire qu’en s’approchant de lui, on le sente, qu’on le veuille ou non. » (IX, 15)
Ce n’est pas ainsi que j’imaginais l’odeur de sainteté. Comme quoi, le préjugé, l’opinion … Mais que la corruption de l’intelligence rende l’air irrespirable, là pas besoin qu’on me fasse un dessin.
Et remarquons qu’aujourd’hui, de plus, c’est bien elle, cette mère de toutes les autres corruptions, qui est directement à la source de la pollution atmosphérique.
« Ce n’est pas dans la passion, mais dans l’activité que réside pour l’être raisonnable et social le bien et le mal, ainsi que le vice et la vertu. » (IX,16)
Outre son évidente résonance spinoziste, cette pensée évoque Kierkegaard (dans Ou bien ou bien je crois) « Le choix éthique n’est pas de choisir le bien ou le mal, mais de choisir le vouloir ».
K. analyse angoisse et culpabilité à partir des siennes (pourquoi se priver du riche matériau qu’on a sous la main), non sans l’autodérision qui était sa forme de lutte contre un surmoi de poids. Un vrai surmoi-sumo (papa pasteur ça aide pas, Nietzsche confirme) (de plus le climat danois, pourri comme on sait, n’est pas un atout pour l’optimisme). Bref il a cherché à formuler une éthique de libération.
La question le bien ou le mal est en effet une fausse question, un leurre, un alibi. Vous connaissez beaucoup de gens, vous, qui disent : moi je choisis de faire le mal ? Sade, peut être, et encore : ne veut-il pas démontrer que le mal qu’il met en œuvre est une forme supérieure de bien ?
Dans les horreurs dont l’Histoire a gratifié l’humanité, les démoniaques bourreaux de l’autre ont en général invoqué un prétendu bien : pureté de la race aryenne, instauration d’une société parfaite, règne universel de tel dieu, telle valeur. Quant aux pervers quotidiens au petit pied, mais néanmoins très nocifs, se prenant pour référence absolue, ils veulent sans états d’âme leur bien.
En revanche, choisir le vouloir (qui sera donc nécessairement vouloir le bien), n’est pas évident. Souvent, on parle (du) bien pour s’éviter de (le) faire. Il faut donc cesser de se payer de mots, et agir, simplement et réellement, en lieu et heure, avec l’autre concret, celui qui est là, tel qu’il est.
Kierkegaard savait que c’est ce qu’il y a de plus difficile, lui qui a dit aussi que les vrais héros sont les héros du quotidien.
« Homme, tu as été citoyen de cette grande cité. Que t’importe de l’avoir été cinq ans ou plus ? Ce qui est conforme aux lois est égal pour tous. Quoi de terrible si de la cité tu es renvoyé, non par un tyran ou un juge inique mais par la nature qui t’y a fait entrer ? C’est comme si le prêteur congédiait de la scène le comédien qu’il a engagé.
– Je n’ai pas joué cinq actes, mais trois !
– Exact. Mais dans la vie, trois actes font une pièce entière. En effet le terme est fixé par celui qui fut à l’origine de la composition et se trouve maintenant à celle de la dissolution. Tu n’es responsable ni de l’une ni de l’autre. Pars donc, et paisiblement, car celui qui te congédie le fait paisiblement. » (XII, 36) (et dernière).
Émouvante pensée de qui sent approcher la mort. Arrivant à l’heure du bilan ultime, il comprend qu’elle ne sonne pas ailleurs que sub quadam aeternitatis specie. Et Marco caractérise ici ce mode-éternité : trois actes font une pièce entière. Probable allusion aux dernières paroles prêtées à l’empereur Auguste : Acta est fabula (la pièce est finie).
La phrase évoque Montaigne dans un état d’esprit semblable, à l’heure de son bilan à lui (en fait de nombreuses heures durant les 20 ans d’écriture) : Ni les hommes ni leur vie ne se mesurent à l’aune. (Essais I,20 Que philosopher c’est apprendre à mourir)
Tu n’es responsable ni de l’une ni de l’autre. Pourtant, de l’autre, la mort, dans le stoïcisme il arrive qu’on en prenne la responsabilité. Lorsqu’on se trouve dans un cas de figure où il faut envisager le suicide, pour fuir le déshonneur, la souffrance irrémédiable, la déchéance définitive.
Heureusement prendre la responsabilité de mourir peut être évité si on a de la chance, et naître ne dépend pas de nous c’est un fait.
Mais entre ces deux moments, se posent à notre responsabilité toutes sortes de questions, et beaucoup de questions pièges. Et tout ça sans joker. Reste à se dire qu’assumer au mieux la responsabilité de notre rôle, entre l’entrée et la sortie de scène, fera de nous le mort honorable que l’on appelle un défunt (defunctus : celui qui s’est acquitté de quelque chose).
On ne choisit pas son personnage. Il arrive qu’on ait du mal à l’incarner, que la vie vous distribue contre-emploi sur contre-emploi. Mais il paraît qu’il n’y a pas de mauvais rôle, juste de mauvais comédiens.
Dont acte.
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole