LE PROMENEUR DU JAZZ

Le critique musical

Je n’ai jamais rencontré Jacques Réda (1929-2024) même quand je commençais à écrire pour son journal où ses chroniques pointues affolaient les non spécialistes. Venu à écrire sur le jazz par une série de hasards, il restait un modèle d’écriture intimidant pour chroniquer disques et rééditions. Dans les portraits impressionnants titrés avec soin des musiciens qu’il admirait ( Cristal Solal, Lunceford Basie, le rebond et la glissade) ( L’improviste, Anthologie du jazz) tout est dit en quelques lignes, une ou deux pages seulement sur Benny Carter, Count Basie, Albert Ayler… Il resta fidèle jusqu’au bout aux « pilastri » (dirait-on en italien) de son édifice jazz, Louis Armstrong et Duke Ellington. Sans revenir sur les étapes de sa découverte éblouie, enivrante du jazz après-guerre, il a su ancrer cette passion, la plus constante-elle ne l’a jamais quittée, à un travail d’écriture journalistique très particulier mais formateur. S’il est agréable de sortir écouter du jazz tous les soirs, il faut ensuite payer son dû, écrire sur le marbre. A cette époque heureuse, s’il n’avait pas à se limiter, il devait fournir très vite des articles conséquents sur ses idoles. Une habitude qui lui facilita la pratique dans d’autres registres d’écriture.

Il avait l’art de traiter conjointement texte et musique, de leur rendre leur rôle d’alliés substantiels-comme aurait dit Char qu’il n’aimait pas beaucoup, sur une frontière commune, celle du souffle, du silence, du rythme, des jeux de mots-jeux de sons. Des fragments isolés, des bulles qui viennent perler à la surface de la mémoire.

A quelque trente ans de différence, je retrouvais certains émois, ceux-là même que Jazz Magazine distinguait alors dans sa sélection régulière suivie des plus ordinaires “Disques du mois”. Il avait découvert le jazz comme toute sa génération en échangeant compulsivement avec d’autres copains aussi désargentés les disques dont l’achat était source de privations. J’acceptais joyeusement ces petits sacrifices, car la musique me nourrissait, me transportait, m’ouvrait tout un imaginaire et d’une certaine manière me nicotinisait.

Django Reinhardt, il le découvrit par exemple dans les disques Swing dont le numéro 1 parut dix ans avant son dix-huitième anniversaire. On retrouve l’obsession chronologique pour cette musique de l’éphémère. Il aimait leur couverture à l’austérité d’une enveloppe de bure et restait fidèle au format du 78 tours qui exige que tout soit dit très vite. Comment ne pas tomber d’accord sur les sessions du 28 avril 1937 enregistrées sous le nom du ténor Coleman Hawkins qui, avec Benny Carter à l’alto entourent le guitariste. Si je choisissais Out of Nowhere (redécouvert cet été à Caumont dans l’exposition aixoise sur Bonnard le japonard, dans la dernière salle où un medley pourtant médiocre en révélait la triste beauté), il avouait sa préférence pour les deux seules faces (c’est important) du 78 tours Honey Sucklerose et Crazy Rythm.

CRAZY RHYTHM by Coleman Hawkins & Django Reinhardt, recorded in Paris, 1937 – YouTube

Mais Réda sortait aussi des pleines pages plus qu’érudites où il expliquait les mots du jazz, les fondamentaux du jazz classique, à savoir le blues et le swing.  Il sentit tout de suite que le blues était fait pour lui sans qu’il puisse vraiment s’expliquer pourquoi. Il écrivit souvent à son sujet, le définissant comme une sorte d’équation musicale fondamentale. En douze mesures, sous une apparente simplicité, c’est le constat le plus juste que je connaisse du destin humain. De sa tragédie foncière.

Il tint longtemps une position singulière, inexpugnable à Jazz Magazine : une référence, pas toujours suivie par ses collègues, une voix à contre courant qui consacra très vite la fin de cette musique : Le jazz a tellement évolué qu il a fini par sortir de lui même. On continue de l’appeler comme ça parce que c’est plus commode. Un réactionnaire à tous les sens du mot, y compris celui d’un de ses écrivains de coeur Charles Albert Cingria “Celui qui réagit”. Il est vrai qu’il dégommait volontiers certains musiciens pourtant reconnus.

Dans un article bref, particulièrement savoureux, il rend hommage à la substance du sax Zoot Sims déplorant que Kenny Drew soit un pianiste obtempérant… « Et comme la plupart de nos contemporains avachis devant la Technique, les pianistes ont obéi. Ils croient jouer du piano alors que c’est cet inflexible robot des facteurs modernes qui se joue d’eux. Après le clavier bien tempéré, voici le pianiste obtempérant ». ( Zoot Sims/Kenny Drew Quartet Complete live Recordings, Danemark, août 1978. Jazz magazine Juin 2008, numéro 593.

Ou encore dans Trente pistons (Jazz Magazine Octobre 2008, numéro 596) :  « Les surnoms ne fixent en général qu’un trait de ceux qu’ils simplifient pour la commodité de ceux qui les leur attribuent sans beaucoup de discernement. Gillespie n’était pas en définitive aussi “dizzy” qu’il l’ avait semblé. Le “sweets” que l’on attribue à Harry Sweets Edison n’a de pertinence que si on le compare à une publicité de Gillette vantant la merveilleuse douceur de ses lames de rasoir, d’autre part si affilées, si précises. Je ne veux pas dire qu’Edison est rasant. Mais peut être que la justesse de son contrôle compense une certaine indifférence pour l’invention de la mélodie. »

Bougon mais facétieux, il était aussi capable d’inventer des musiciens imaginaires aux noms aussi improbables que ses pseudos, le très chic Hubert (non pas Bonisseur de la Bath) mais de Bonustrack et il ne dédaignait pas se travestir, toujours pour la rubrique Intégralement vôtre en Janine Rouzic. Où l’on peut lire sur Helen Humes : « Ne nous hâtons jamais de couper la chique à une chanteuse dont le disque au début déçoit un peu ». Quant au potache Jean Restacy qui vaut bien la Sylvie Bratil de mes années d’ agro, il réglait le cas dans à Géométrie variable de ce violoncelliste, contrebassiste, arrangeur et chef d’orchestre, tout un Oscar….Pettiford bien sûr!

Mais à l’inverse d’un talent scout, il faisait (re)découvrir des musiciens aujourd’hui plus qu’oubliés comme Pine Top Smith ou le chef d’orchestre et saxophoniste Jimmy Lunceford (qu’il cite souvent), éclairant inopinément les recoins les plus cachés de la jazzosphère sans inventer pour autant de fiction ni tomber dans des “Je me souviens” parfois pénibles. Il savait s’effacer devant ses admirations et n’était pas du genre à lister, l’ennui de l’inventaire le guettant vite, préférant se dispenser de l’archéologie discographique, préférant au rêve la rêverie de la poésie.

Le poète ou Celle qui vient à pas légers

S’il avouait volontiers que le jazz occupait une place essentielle dans sa vie, il avait pourtant construit une oeuvre littéraire conséquente, chez Gallimard et Fata Morgana essentiellement, dès Amen en 1968. Plus versé vers la poésie que le roman qu’il n’aborda jamais. Ses premières poésies ne furent pas inspirées par le jazz, tentation facile dont il sentit vite qu’elle aboutirait à une impasse. Ses poèmes ne swinguent assurément pas, n’ont rien de “jazzy”, terme qu’il détestait à raison. Ils ne s’inscrivent pas comme le jazz dans un binaire se jouant en ternaire avec cette découpe syncopée plus ou moins accentuée du temps. Il ne considère pas le français comme une langue qui swingue.

Si j’ai connu assez vite les bonheurs de sa lecture du jazz, je ne découvris  son art poétique que plus tard dans un recueil illustré par Pierre Alechinsky, au titre subtil  Celle qui vient à pas légers. Il mêlait prose et poésie avec à certaines périodes un goût marqué pour les vers, de quatorze syllabes même « la rime intelligente…. qui sait d’avance ; elle devine, et elle appelle une de ses copines.»  Mais il parvenait à réduire la distance entre prose et poésie (dans une langue qui s’ efforce de suivre la cadence du parlé, qui n’est pas parlote), conservant dans une écriture essorée de lyrisme, le mouvement. Il semble que le rythme l’ait intéressé plus encore que la mélodie.

Les itinéraires d’un flâneur urbain

La marche, le déplacement et son inévitable décentrement l’animent dès qu ‘il s’échappe de la ville vers les périphéries. A partir de petits riens, il observe volontiers choses et êtres qu’il unit dans cette circulation qui l’obsède. Car il y a toujours à découvrir dans ces promenades inscrites dans le temps long de la marche  qui s’oppose à celui tout aussi actif de l’écoute de disques dans l’espace clos de la maison. Une dérive vive qui n’est pas exempte comme le jazz, fondamentalement urbain, de minuscules épiphanies. Pas particulièrement descriptif, il ne s’installe pas devant le motif en impressionniste ou en pointilliste (trop systématique) encore que son oeil Leica ait le chic de saisir la vie qui va, dans une découverte interstitielle…au bout des rues, collines et prés comme dans son enfance lorraine à Lunéville quand il « allait aux mirabelles ».

Le déclencheur de l’écriture c’est le mouvement à pied, en bus (sans être oulipien avec les enfants rencontrés dans le 105), en vélomoteur, rarement en métro . Ce sens de la marche, il le vit dans ces drôles d’espaces à la beauté (sub)urbaine (comme un titre de Duke Ellington), souvent chaotiques qui subissaient les aménagements décisifs des Z.U.P et autres Z.A.C dans ses années là. S’y dissout volontiers  le piéton dans de brèves rencontres avec des bâtiments, des paysages souvent dépourvus de présences, à moins que ce ne soit cette statue, le Faune inoffensif d’un square, rue Louis Blanc surplombant des enfants qui crapahutent sur ses épaules et genoux.

Je me retrouvais dans ce “piéton de Paris” au gré de ses arrondissements de coeur, les 19ème des Hauteurs de Belleville, des Noces noires aux Buttes Chaumont, le 20ème et la rue Gambetta, le 15 ème qui lui permettait par Balard de joindre Créteil Noël à Créteil. Sans oublier la rue Crémieux près de la gare de Lyon ou le quartier de l’Arsenal.

L’homme aimait aussi passionnément les trains, même les plus ordinaires. Il plaisait à ce promeneur du rail d’aller à Laroche-Migennes, sur le canal de Bourgogne, ce noeud ferroviaire où l’on passe d’ordinaire sans s’arrêter, sur le trajet de l’ancienne ligne Paris-Dijon que j’avais prise aussi, très régulièrement, continuant beaucoup plus loin jusqu’à Marseille : en approchant de Laroche et Montbard, la voix dans le haut-parleur concassant les syllabes, crachait des “r” épais avec cet impayable accent bourguignon. Evocation simple des bonheurs d’un voyage dans un de ces trains qui n’allaient pourtant pas vite (il prenait alors « le nouveau train Corail », nom résultant de brain stormings dignes des pubards de Mad Men).

J’ai pensé à l’ami Franck, autre amoureux du train et de la vie du rail qui venait d’écrire son témoignage vécu “versant jazz”. Et je décidai alors de relier par un trait fragile les points d’un portrait qui tenterait la cohérence. Celle d’un sacré bonhomme, présent au monde à sa façon qui, conjuguant poésie, jazz et mouvement s’était installé dans un état propice au “métier” d’écrire, solitaire et pourtant entouré.

 

 

 

 

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