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Le geste est intimement lié au sens, à ce que l’on énonce dans le monde. En tension entre désir d’expression et retenue, il relève à la fois du conscient et puise inévitablement dans une part d’inconscient, avant même de se frotter aux aléas de sa réalisation. C’est dans cette intimité partiellement accessible que se situe le défi pour la peintre que je suis d’écrire sur mon geste / mes gestes.
En spectatrice, il y a des gestes d’artistes qui m’ont fortement marquée pendant mes années de formation, à commencer par l’invention du « degré zéro » de la peinture par le groupe BMPT(1). Il s’agissait pour ces peintres de réaliser un geste pictural avec le moins d’implication physique et psychique possible, considérant que l’on pouvait déclarer qu’« il peint » comme « il pleut ». Fidèle à ce principe, Niele Toroni réalise depuis ce moment fondateur il y a bientôt 60 ans des empreintes d’un pinceau n°50 comme unique motif sur une toile ou tout autre support à intervalle régulier de 30 cm.
Dans une relation beaucoup plus habitée à la peinture tout en s’inscrivant également dans une recherche de sa redéfinition, Simon Hantaï a développé sa méthode des pliages qui lui permettait de peindre « en aveugle » : il froissait ou pliait sa toile, l’écrasait ensuite au rouleau en béton avant de la peindre. Dans le très beau documentaire Simon Hantaï, les silences rétiniens (2) qui montre l’artiste autant dans son atelier que dans son jardin à Meuns à la lisière de la Forêt de Fontainebleau, il explique à quel point il est important d’éprouver physiquement toutes les caractéristiques du support à peindre et de le recouvrir de sa main avec un pinceau infiniment petit par rapport à l’immensité des formats. Le résultat sensible qui en découle ne pourrait être obtenu en travaillant avec une grande brosse d’apparence plus productive.
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Le geste de la main
Mon propre geste, quand je peins, se veut avant tout neutre, fonctionnel. Si ma main applique des coups de pinceaux homogènes, réguliers sur la feuille de papier vierge, ils sont accompagnés d’une grande présence de l’esprit. Au départ, le travail se fait seulement à l’eau, afin de mouiller, puis tendre le papier. Ce premier contact du pinceau avec la feuille est décisif pour l’œuvre à venir car il vise à préparer le support sans laisser de traces. J’utilise pour cela un seul pinceau large au poil de chèvre que j’ai rapporté d’une exposition en Corée il y a bientôt dix ans. Ensuite, il y a des règles intériorisées, ébauchées au début des années 2000, confirmées et modulées au fil de la pratique : poser des gestes neutres ; ne pas leur conférer d’expressivité particulière ; les organiser selon un principe identifiable, spécifique à chaque aquarelle ; les remettre en question dès qu’il y a répétition, accepter un certain nombre de contradictions entre les règles initiales et le résultat sensible.
Malgré cette neutralité visée, les gestes que je pose au pinceau me demandent de plus en plus de préparation. Me rendre disponible à la peinture, opérer la coupure nécessaire avec le monde. Instaurer ce moment de calme qui permet de sentir le geste du pinceau : avec combien de liquide le charger ? où le poser, comment l’étirer, comment le lever à la fin du tracé ? Je le répète mentalement, agenouillée devant la feuille de papier au sol. Être prête également à accueillir la multitude d’imprévus au passage.
Poser des gestes neutres – mais habités – peut consister à révéler une peinture à partir d’un support préparé en relief : la feuille de papier a été «sculptée» à l’eau, séchée et se trouve désormais fortement gondolée. Mon intervention consiste à recouvrir la feuille de couleur de la manière la plus régulière possible. Mon geste ne doit pas se voir à la fin, il a pour simple but de faire émerger un relevé topographique du support, dans le sens où le liquide formera de petits lacs dans les creux et des lignes de crêtes en altitude. Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est l’unique procédé employé pour Tondo n°35.
Tondo n°35, 2024, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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Tondo n°32, 2023, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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Il peut également y avoir une règle concernant l’application de la couleur que l’on peut observer dans Tondo n°32 : ayant remarqué la belle granulation de la couleur et le fait qu’à leur intersection, les coups de pinceau s’effacent mutuellement, j’ai souhaité me focaliser sur ce phénomène en rythmant les gestes selon un principe très simple : une courbe se love contre l’autre jusqu’à couvrir l’intégralité du format. Puisqu’il faut recharger le pinceau régulièrement, un dépôt de liquide plus important marque un temps fort dans le rythme de l’ensemble. Pour cette aquarelle, il a mieux valu mieux l’« innocence » de l’un des premiers essais plutôt que de perdre la spontanéité par une trop grande maîtrise du geste qui l’a rendu mécanique.
Ne pas vouloir conférer d’expressivité propre au geste peut également impliquer de contraindre le geste de la main en délimitant la surface à peindre par le biais d’un pochoir (Tondo n°30). Dans ce cas, la surface est préméditée, ses contours sont dessinés et ajustés d’essai en essai (généralement, l’essai précédent devient la matrice de celui en cours) et finalement, c’est le cutter qui tranche le dessin. Il s’agit ici tout simplement de remplir une surface de couleur. Réfléchir au mouvement du pinceau, sa direction, aux éventuelles superpositions nécessaires et à leurs effets produits. Pendant l’exécution, être attentif à la pression de la main, à la fluidité du geste et à son parcours, sans oublier de rester près des bordures du pochoir pour la netteté parfaite de la forme.
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Tondo n°30, 2023, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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La lecture du Traité de l’unique trait de pinceau du moine Shi Tao, né en 1641 en Chine, nourrit mes réflexions sur le geste à travers l’analyse que l’auteur fait de la capacité de la peinture à donner vie au trait. Un trait totalement habité, médité, parfaitement intentionnel. Souffle, corps, geste sont censés faire un au service de la peinture. Aucun ratage possible, le tout ou le rien.
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Le geste de la couleur
S’il faut, certes, un geste de la main chargé ou non d’intention pour qu’il y ait peinture, j’aime tout autant me mettre en retrait et faire parler la couleur. C’est ce que j’appelle le geste de la couleur : assez tôt dans mes expérimentations, j’ai cherché à ce que le geste de la main soit peu visible, de manière à laisser libre champ aux mouvements de la couleur spécifiques à l’aquarelle: lorsqu’on pose le pinceau et qu’on inscrit une trace sur le papier, impossible de prévoir exactement le comportement de la couleur : à quel endroit va-t-elle former un dépôt ? Comment va-t-elle se glisser dans les creux naissants sur la feuille de papier ? Comment va-t-elle se déployer en fonction de sa propre matérialité ? Quelles taches, auréoles, strates, traînées va-t-elle former ? Comment les pigments vont-ils voyager, circuler, dessiner, tracer, stationner et s’ancrer à la fin ? Ces phénomènes aléatoires mais spécifiques aux fluides sont au premier plan de ma peinture, bien plus que mon geste qui se veut un simple déclencheur d’un phénomène à venir. Ce sont précisément l’ensemble des imprévus que j’apprécie dans l’aquarelle. Ils me permettent d’aller au-delà de ce que je suis capable de projeter, mettant à l’épreuve mon projet initial en ouvrant un horizon de possibles.
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Tondo n°14, 2022, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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Tondo n°28, 2023, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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Tondo n°14 montre que c’est bien à partir d’un geste qui s’efface devant le mouvement autonome de la couleur que le procédé véritable se joue. Sur le relief préalablement dressé, la couleur améthyste fuse. Elle fuit les marques de séchage de l’eau (réserves plus claires), s’accumule dans les creux qui l’amènent à se diviser. Les pigments gris tombent, les violets nagent, légers, attendent la fin de partie pour crocheter une fine dentelle de contours.
A contrario, n°28 montre davantage de complicité et de jeu entre le geste de la main et celui de la couleur. Si le premier se limite à « dessiner » au cutter et à remplir soigneusement les formes, le second se charge d’animer chacune des surfaces peintes, il crée un dessin subtil au rythme des tensions internes au papier, rendues visibles grâce à la division chromatique de la couleur.
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Was stellt man in die Welt? (3)
Il me plaît de penser que mon geste d’artiste – intention créatrice, démarche ou statement – consiste à mettre le geste de ma main au service de celui de la couleur afin de cheminer vers une forme d’inconnu. Pour Tondo n°34, une ligne de séparation décidée par la main délimite deux surfaces. L’application de la couleur s’est faite en un seul geste prémédité et sûr, un second a versé une belle quantité de liquide sur la surface peinte. Après plusieurs dizaines d’heures de travail de la couleur en parfaite autonomie, j’ai été la première surprise par les phénomènes qui s’étaient produits : séparation diamétrale des pigments, glissement de la masse fluide, figure.
Tondo n°34, 2023, aquarelle sur papier, ∅ 49 cm
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Notes:
(1) Fondé en 1966 Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni.
(2) 1986, documentaire réalisé par Jean-Michel Meurice.
(3) Question notée spontanément en allemand dans mon carnet de travail : Que pose-t-on dans le monde ?