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Texte 1

 

Ce texte est le second d’une série autour d’Ohitza paru aux Éditions POÉTISTHME, un recueil entre mots et photos, villages et déserts, villes et rivages… Les photographies sont issues du fonds personnel de Louis Ausquichoury. Ohitza a été composé en sa mémoire, sur proposition de loan diaz à Anne Barbusse. Trois générations, trois sensibilités face à l’histoire se croisent et se diffractent dans le regard porté sur ces images qui disent le passage d’un homme et l’héritage d’un monde.

*

« Or l’arbre des bronches dépend du souffle des feuillages :
Un gaz délétère, sans eux, très vite nous aurait
Étouffés et bientôt, à coup sûr, nous suffoquerait
Si nous ne mettions fin aux massacres et gaspillages
Qui de l’Amazone au Congo dévastent la forêt. »
Jacques Réda

 

Fin 2022, après l’avoir découverte et accueillie dans les pages de la revue POÉTISTHME, je propose à Anne un entretien dans un carnet de l’ISTHMOGRAPHE pour causer de sa passion pour le cinéma et du lien, pour elle, de l’image à l’écriture.

Il y avait l’écriture du cinéma, l’écriture de poème sur un film, que je pratiquais depuis des années, et qui était non pas critique mais créative. Je m’approprie le film quitte à y laisser de la subjectivité, le film résonne en moi avec ce qu’il véhicule mais aussi avec ce que je porte en moi, l’amour du cinéma, le féminisme, l’écologie. Il fait s’entrechoquer deux subjectivités, la mienne et celle du cinéaste.

C’est le point de départ de notre voyage.

Je lui présente les photographies de Louis Ausquichoury. J’aimerais les partager, mais pas sans médiation. Plus qu’un archivage, je cherche une passation. Un geste qui perpétue le legs m’ayant été fait. Incapable d’écrire seul à partir de cette matière encore trop à vif émotionnellement pour moi – j’appris entre temps dans le journal que Louis était décédé, sans bruit – je lance à Anne l’idée de composer autour de cette mémoire visuelle. Un tombeau, au sens poétique du terme. Un hommage. Un travail de mémoire.  

Les photos argentiques numérisées sont arrivées par mail, en janvier 2023.

Chaque série correspondait à un pays.

Je les ai d’abord parcourues rapidement, elles n’étaient pas miennes, elles étaient totalement étrangères. Je me suis demandé ce que j’allais pouvoir écrire sur des photos étrangères, prises par un inconnu, si j’étais même en droit d’écrire sur ces photos, comment écrire sur les photos d’un autre, qui plus est sans son consentement, et ce que mon écriture allait pouvoir y ajouter.

C’était aussi une façon très poétique de me décentrer, à l’époque où je publiais un livre des plus personnels, un livre accouché comme une délivrance, La non-mère, un livre où j’avais inversé les rôles et accouché de ma non-mère. Je ne savais si j’étais capable d’écrire autre chose qu’un recueil autobiographique, alors même qu’un ami m’avait récemment fait prendre conscience du caractère très autobiographique de ma poésie.

Ces archives personnelles étaient autant d’images à révéler, à comprendre que d’objets bien réels. Négatifs kodachrome délavé par les âges. Revers de la chair tramée par les voyages.

J’ai écrit les textes d’Ohitza durant l’été 2023, je crois que j’avais besoin de temps et de vacances pour entrer dans les photos. Je suis partie en vacances, moi qui ne pars quasiment plus, dans des photos de tourisme durant tout un été. Au moins ce voyage-là ne générerait pas de CO².  Peu à peu, l’écriture quasi quotidienne m’a fait entrer dans les séries photographiques.

Une histoire du voir au-delà de nos âges, nos époques, nos frontières. Histoire d’y voir autre chose (italique) que nos biais de confirmation – ou déformation c’est selon -, quitte à les faire ressortir plus crûment encore. La couture est parfois de fil blanc, le propos convenu selon certains lecteurs, et c’est quelque part très bien ainsi. Ce n’est pas « l’originalité » que nous cherchions dans l’équation de nos personnalités. C’est saisir dans l’immobilité sans âge, le mouvement d’un non-évènement et faire de cet ordinaire passé une offrande au présent.

On sépare les générations pour effacer la mémoire. Et réciproquement.

Alors provoquer une rencontre dont la complémentarité montrer ce que trois générations peuvent avoir en partage et en décalage, est-ce un acte révolutionnaire ?

Tous les lieux m’étaient inconnus. Je n’étais allée dans aucun des pays photographiés. Je n’avais pas, ou à peine, vécu l’époque photographiée (années 60 ou début des années 70), en tout cas pas en tant qu’adulte consciente. Mais peut-être le souvenir d’une honte, au Maroc dans le camping-car flambant neuf (et parmi les premiers construits) de mes parents en 1976 ou 1977, celle de voir des enfants marocains courir derrière nous et nous suppliant d’acheter des poteries faites main pour un franc pièce, s’ils ne les vendaient pas disaient-ils leur père allait les battre. Dans cette histoire-souvenir, à l’âge de sept ans, ma honte de Blanche européenne privilégiée, très jeune cette honte, mal formulée, mal élucidée encore, mais toujours en moi des décennies plus tard.

Entrer vraiment dans une photographie c’est être de plain-pied dans une réalité que l’on n’a pas vécu. C’est lever le nez et regarde autour de soi un paysage dont on imagine la profondeur, l’épaisseur, à partir d’une position bien réelle – celle du photographe en son temps, en son lieu – mais qui n’est pas la nôtre. Exercice d’altérité. Se mettre dans l’œil du photographe pour y trouver sa propre perspective. Imaginer vrai.

Je partais à la recherche d’autre chose que moi-même. Ce qui au début m’avait paru une faiblesse autorisait en fait tous les regards-écritures. Et peu à peu j’allais me retrouver et nous retrouver tous dans le processus d’entrée en l’image qu’est l’écriture sur la photo.

Ce n’est pas Anne, Louis, loan : ce sont trois générations qui s’écrivent et écrivent sur un même monde.  Écrire à trois une histoire intergénérationnelle.

J’avais dans la tête La chambre claire de Barthes, et plein d’images de cinéma. Rien de plus. Ecrire sur la photo inconnue d’un inconnu cela allait d’abord être le plus proche possible de la photo, ce que Patrice Maltaverne sur son blog Poésiechoniquetamalle a appelé la « fausse objectivité » de mon écriture. Décrire pour ensuite écrire.

Cette fausse objectivité, attentive aux détails, aux lignes de fuite, allait devenir ma propre subjectivité, mais cela s’est fait peu à peu, au fur et à mesure que j’écrivais le texte est devenu ce qu’il est devenu, je suis partie de la photo pour arriver à ma propre façon de voir le monde/les photos, ou plutôt les photos ont rencontré mon regard actuel sur le monde. J’ai retrouvé les schèmes du tourisme, du colonialisme, de l’écologie et de la façon d’habiter le monde.

La meilleure façon d’offrir des fleurs, c’est offrir boutures. Peut-être que la meilleure façon de perpétuer la mémoire est d’en essaimer les archives personnelles qui sont le socle de l’Histoire et de l’à-venir.

La nécessité d’écrire sur est venue en écrivant. L’écriture a dégagé le regard. La nécessité du texte, la langue rétrospective qui, en 2023, en pleine crise climatique et écologique, regarde des photos datant de la fin du colonialisme et du début du tourisme. Tout s’imbriquait, photos et textes, dans la nécessité urgente de dire.

***

Avec Loan nous avions convenu d’écrire chacun de notre côté pour ne pas influencer notre regard sur les photos. Quand je lui ai envoyé mes textes à la fin de l’été 2023, il m’a d’abord écrit hésiter à écrire, se demandant ce qu’il allait pouvoir ajouter. J’ai répondu, qu’il allait ajouter son point de vue, son écriture, de même que moi j’avais ajouté aux photos les miens.

Nous avons choisi de distinguer nos écritures sans pour autant révéler qui se cache derrière quelle écriture avant la fin du recueil, précisément parce que l’essentiel est de ne faire qu’un regard. Sans prétendre araser nos différences, nous avons cherché à coudre nos mots au fil de la vie, des photographies, de Louis Ausquichoury.

L’écriture s’est faite patchwork : nous avons ramassé, chacun de notre côté, des impressions mêlées à nos connaissances, à nos expériences, et nous avons tenté de rapiécer un monde avec.

C’était la conjonction de plusieurs regards, le photographe, celui de qui voyait la photo, le mien, celui de Loan, regard sur regard, texte sur photo, texte continuant parfois mon texte.

Un monde que je n’ai pas connu, un monde dans lequel Anne a grandi, un monde que Louis a arpenté.

Les subjectivités se sont rejointes, comme se joindront à celle du lecteur. Mais elles deviennent aussi universelles, engagées dans la chair du monde, faites art.

***

C’est un regard « neuf », moins pour ce qu’il dit que pour la manière dont il est posé. Dans les yeux de Louis, trois générations regardent dans une même direction. Et apprennent, et devinent, et tantôt s’éprennent dans une même émotion tantôt s’écharpent, refusant la compromission. Mais elles sont reliées dans un même lieu, elles empruntent un même itinéraire du Soudan à l’Egypte, de la Jordanie à l’URSS, d’Israël au Cameroun… Nous avons mis nos mots dans les yeux de Louis Ausquichoury pour y faire notre propre tracé, notre propre sentier de désir. 
Les pages cartographient ce paysage en partage-décalage.
Le recueil, comme un isthme entre ces arpentages.

***

Décembre. Fin d’après-midi. Dans la cave de la Maison Brana à Ossès, je tombe nez à nez avec une bouteille de vin rouge. Sur l’étiquette, je lis « OHITZA ». Traduction « souvenir ». « C’est l’histoire authentique d’un vin basque de montagne, profond et droit. » C’était comme si on me parlait de Louis Ausquichoury.

Le titre m’avait trouvé.

 

Pour cet article écrit à deux, nous avons fait le choix de reprendre le même code typographique que dans le recueil : classique pour Anne Barbusse et italique pour loan diaz. Comme pour le recueil, nous avons écrit nos parties à l’aveugle, sans nous consulter, avant de mêler nos textes pour aboutir à celui que voici.

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