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Jacques Cauda: Tu appartiens à la catégorie des artistes qui ont quatre mains, deux pour écrire et deux pour peindre, peindrécrire, ai-je coutume de dire. Tu peux m’en dire davantage sur cette double approche?

Iren Mihaylova : La peinture est venue me sauver. Tout comme l’écriture m’a sauvée de l’image. Mais différemment, c’est-à-dire qu’écrire m’a permis d’explorer la question qui me traverse et que je traverse : celle du deuil. L’image a un double sens dans ma pensée. C’est un endroit de déploiement, de passage d’image en image, mais aussi d’arrêt sur image. La peinture a permis qu’un déplacement s’opère et que l’image se déplace littéralement de l’inconscient sur la toile sans « le filtre des mots ». C’est une peinture immédiate, expressive, énigmatique, intérieure. La peinture a sauvé mon écriture puisqu’elle l’a rendue plus libre, plus simple, insatiable, en lui offrant une porte de sortie vers autre chose que le panorama. Elle lui a donné des dimensions, des volumes et une scène matérielle. Elle a aussi fait entrer mon écriture au cœur du récit, me permettant de déployer ma sensibilité et mon désir pour les histoires, d’où l’écriture prosaïque que j’explore. Écrire et peindre à quatre mains prend sens surtout dans la musique où la plus haute tension se rejoue pour moi. Jouer m’apprend à écrire, là où la peinture libère le potentiel imaginaire et la capacité de vie. À quatre mains, mains dans les mains.

Jacques Cauda : Dans Depuis ma chère disparition, l’influence de Nerval est patente ; tu lui empruntes des images comme le soleil noir et le luth constellé qui sont issus du poème El Desdichado que Nerval dans un premier temps avait intitulé Le Destin… Destin placé sous le signe de la malchance, du malheur donc. Et pour toi ?

Iren Mihaylova : « Soleil noir de la mélancolie », a écrit Julia Kristeva. Nerval en était au plus près. Lorsqu’on effectue une traversée à l’intérieur et dans l’intériorité on a besoin d’une lanterne invisible, qui ne nous brûle pas mais nous consomme, cette soif d’avancer, dans le noir sans savoir, sans vouloir savoir où on doit aller. J’ai passé des années à écrire le deuil, à allumer et à éteindre la lanterne de la recherche. Le soleil noir est aussi un trésor noir, la lumière surgit toujours des abîmes, elle en est l’abîme. J’aime aussi parler d’une douce mélancolie, il y a là-dedans quelque chose de très musical, de très subliminal, le luth dont je parle dans Depuis ma chère disparition en témoigne. C’est un chant des ténèbres attrayant et dangereux mais salvateur. Il s’agit de s’en approcher au plus près pour pouvoir s’en libérer. C’est le poids de « l’attente des navires » que j’évoque dans mon recueil Ciel de ma mémoire (l’Appeau’Strophe éditions, 2024) où j’ai cité le El Desdichado de Nerval en tête de la deuxième partie « La mer dactylographiée » et qui se termine sur cette dualité entre la désolation et la consolation : « Je n’ai pas connu les aquarelles, mais / je les ai créés sur l’île de ma désolation ». C’est une invitation au voyage « très tôt le matin/ très tôt dans la brume » (Le temps roule parmi des roses de joie, Peau Electrique, 2026), « très tôt pour te saisir/ soleil à venir » (Tirer les ombres, Sans crispation éditions). La traversée est aussi cette capacité de se surmonter et de tourner la roue du destin vers « son horizon natal » (Depuis ma chère disparition), celui d’une possible consolation. Lorsque je joue ou écoute les Consolations de Liszt j’ai la même sensation de vicinité, d’union entre le ténébreux et le lumineux. Le soleil pour moi est toujours au cœur de la disparition, dans le noir le plus profond de l’abîme, il en prend les couleurs et les estompe, les sublime.

Jacques Cauda : Chimère ! Ce mot revient plusieurs fois dans ton poème. Page 25, tu la qualifies d’impossible… C’est également le titre, Chimères, des douze sonnets écrits par Nerval dont El Desdichado, n’est-ce pas, j’y reviens. Parle-moi de ta chimère.

Iren Mihaylova : En évoquant « le soleil-à-venir », c’est au sens de la chimère justement. Il y a quelque chose de chimérique dans cette attente perpétuelle du soleil levant (l’œil fixe, fixé sur les images (intérieures qui défilent)). L’impossible de la chimère, c’est qu’elle puisse un jour être résolue. Mais ce n’est pas une attente passive, (celle de celui qui « contemple le ciel de sa mémoire »), non, loin de là. C’est l’une des attentes les plus actives, celle qui ne s’éteint jamais, ce désir de traversée « la chaude lumière » (Ciel de ma mémoire) car, comme le disait Proust : « la mémoire efface tout/ n’efface pas les yeux ». C’est peut-être dans cet ancrage du et dans le souvenir de la disparition ineffaçable que se loge l’écriture, la pensée, la vie même, « dans le creux de ces bras-là (d’autrefois) » (Tirer les ombres), d’où j’ai toujours tiré les fantômes, les chimères, les couleurs, l’âme et la vie. Pour vivre, pour peindre, pour respirer, pour (s’)écrire.

Iren Mihaylova

Iren Mihaylova

Vit à Paris. Née à Sofia (Bulgarie) en 1996, Iren Mihaylova est une poète, psychologue clinicienne et écrivaine qui écrit en français, bulgare, anglais et espagnol. Elle publie textes et poèmes dans des revues littéraires bulgares, allemandes et françaises. Elle va publier en mai 2023 son premier livre : un recueil de poèmes : Tirer les ombres chez Sans Crispation Edition. Dans ses écrits poétiques et romanesques, elle intègre ses connaissances en psychanalyse et en musique avec la sonorité du vers classique et la sincérité de la poésie en prose.

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