«Nous gardons le souvenir encore vif

de ce que cet automne-là a bouleversé en chacun de nous,

qui avons alors été happés, de près comme de loin,

par le cours intense des événements.»

Après qu’une bonne fortune m’a eu conduit sur le site Constellation tenu par un groupe qui se nomme, non sans humour, la Mauvaise Troupe, j’ai décidé d’écrire quelques quasi-poèmes sur la zad de Notre-Dame-des-Landes et ses actifs personnages. J’invite à visiter ce site où s’expriment en assez bon français, ainsi qu’en d’autres langues, un enthousiasme et une lucidité qui peuvent toucher, au moins dans le livre intitulé Défendre la ZAD (car je n’ai pas lu les autres). Ces quasi-poèmes ne sont pas dénués de moquerie; je me la suis autorisée parce que j’ai une admiration certaine et de la sympathie pour ces zadistes, du moins pour ceux restés là-bas : comme aurait dit mon grand-père, «Faut l’faire!»

1

Nous

 

Non que se consomme la disparition des je

multiples et voyageurs comme en automne

feuilles au sol dispersées par la bise,

mais que s’accomplit l’apparition

d’un Nous

tel un seul arbre dressé dans la plaine !

 

Dont les racines

-comme au sein nourricier le poing d’un nourrisson-

s’agrippent à la Terre…

 

Et dont la rêveuse frondaison caresse l’rêve d’une forêt.

2

Notre-Dames-des-Landes

 

Territoire de ce qui fut Zone d’Aménagement Différé, car on avait reporté la construction de l’aéroport, mais devint Zone A Défendre lorsque l’État voulu lancer le chantier, comme un navire s’élance sur une mer grondeuse et grosse, et telle un cœur qui bat plus fort lorsque vient le combat.

Notre-Dames-des-Landes, territoire sacré dont la surface couvre 1650 hectares de la Planète :

-400 ha exploités par des paysans dont les fermes, telles le gaec des Domaines, datent parfois du XIXe siècle, et qui, depuis 1970, s’insurgent contre l’expropriation ; par laquelle l’Etat veut purger les terres de leurs Terriens pour qu’une entreprise du bâtiment salariant deux cent mille travailleurs bâtisse un aéroport où faire passer par millions des voyageurs venus de partout et parlant toutes les langues ;

-550 ha exploités par des paysans qui ne possèdent pas les terres mais à qui la Chambre d’Agriculture consent des baux à titre précaire, annuellement renouvelables, et qui voudraient que ceux-ci soient pérennes, et qui voudraient que ces terres finalement, et définitivement, leur appartiennent ;

-250 ha, enfin*, occupés par trois cents lutteurs sociaux en lutte pour qu’un autre monde advienne, et qui depuis 2009 refont ici le monde : ils ont apporté des caravanes, aménagé des squats, bâti des cabanes individuelles pour loger leurs familles, et collectives pour manger collectivement, garder les enfants, travailler collectivement, débattre; ils ont établi des potagers et des élevages collectifs, des marchés et des commerces à prix libres -boulangerie, épicerie, brasserie- ainsi qu’une radio pirate, une imprimerie et une station web ; en l’an 2000, dans la ferme expropriée du Haut Fay, ils ont institué une Université populaire où s’enseignent techniques agricoles respectant la nature ainsi que techniques d’ lutte pour contrer la Norme Mondiale, laquelle est volontiers lacrymogène.

*Le reste, 450 ha, est chemins, friches et bois. Je tire nombre de ces informations de l’article publié en 2016 par Cécile Rialland-Juin dans la revue Norois : Le conflit de Notre-Dame-des-Landes: les terres agricoles, entre réalités agraires et utopies foncières.

3

Incantation

 

Lorsque Jasmin, actif lutteur des Naturalistes en lutte, fut désigné pour adresser à la foule des camarades et des curieux venus manifester – une semaine déjà qu’on résistait à l’expulsion !- un discours, lui qui n’avait pas l’habitude de parler aux foules, mais qui avait en tête bien de quoi discourir, mais qui ne savait comment l’en extraire ni dans quelles phrases le glisser

-parce qu’une phrase, ce tuyau

dans lequel on glisse un mélange d’émotions et d’idées

qu’on tente d’expédier dans le cœur et l’intellect d’autrui,

quand on n’a pas l’habitude,

ça ne se fabrique pas tout seul,

et, si maladresse, elle causera peut-être que les gens

hausseront les épaules et se détourneront…

Mais soudain une idée lui traversa la tête qu’il attrapa au vol : commencer par dire les noms des lieux dits ainsi depuis les temps anciens et les noms récemment inventés par les nouveaux-venus dont il était.

C’était, disons-le, une fort belle et judicieuse idée : grammaticalement et oralement commode à exécuter, et pour le sens et la beauté, une telle énumération toucherait les cœurs tout en flattant les oreilles… De plus, Jasmin ému, et la voix tremblante, sa litanie remporta un franc succès (s’il faut, on ajoutera les articles le, la ou les) :

Bellevue Bellich’ Bison futé Boîte noire

Casba Cent Chênes Chat-Teigne Coin

Dalle

Far West Fosses noires Friche

Gaîté Gare Gourbi

Isolette

Jessy James

Lama fâché Liminbout

Mandragore

No Name Noue non plus

Planchettes Port Pré-failli Pui-Plu

Riotère Rolandière Rosier

Sabot Saint-Jean-du-Tertre Sècherie

Transfu

Vacherit Vraies rouges

Warline

Youpi Youpi

C’est ainsi que Jasmin s’efforça d’allumer dans les âmes le feu qui tremblait dans les bivouacs dressés sur les landes de Notre-Dame.

4

La Barricade

(octobre 2012)

Dans Les Misérables, Victor Hugo raconte les 5 et le 6 juin, jours durant lesquels les partisans de la République s’insurgèrent à Paris contre le monarque Louis-Philippe. Il nous montre les insurgés dressant des barricades :

«Des hommes haletants, ouvriers, étudiants, sectionnaires, lisaient des proclamations, criaient : Aux armes! brisaient les réverbères, dételaient les voitures, dépavaient les rues, enfonçaient les portes des maisons, déracinaient les arbres, fouillaient les caves, roulaient des tonneaux, entassaient pavés, moellons, meubles, planches, faisaient des barricades.»

(Partie IV, livre X, chapitre 4, Les Bouillonnements de Paris; 1862.)

Cette accumulation de verbes et d’actions,

quel souffle, n’est-ce pas!

S’il faut en croire Wikipédia, dont les sources remontent au XIXe siècle, il y eut, en tout, cinq à six cents blessés, et des morts: de 50 à 70 parmi les forces de l’ordre, de 50 à 100 parmi les insurgés. En deux jours.

Et puis l’accumulation des choses employées,

pavés, moellons, meubles, planches,

quel souffle !

duquel un peu, n’en doutons pas,

soul’vait les lutteurs qui le 16 octobre 2012

s’obstinaient contre l’expulsion :

«Entre les flics et nous, nos barricades semblent d’abord de bien frêles édifices. Érigées à la hâte dans la nuit, elles sont faites de bric et de broc: vieilles carcasses de voitures, pneus usagés, bottes de foin et tout ce qui passe sous la main. Ce qu’elles matérialisent, avant tout, c’est une obstination qui grandit.»

(Dans Constellation, site du collectif Mauvaise Troupe, Défendre la ZAD)

A lire les récits

de ceux qui firent front contre les gendarmes

le 16 octobre 2012,

je m’ dis qu’ils eurent ce jour-là

un peu d’épopée dans la respiration.

5

«Alors César, tu patauges?»

(Moquerie peinte

flottant sur la cabane des Vraies Rouges)

Si nous lisons le récit

rédigé par Jules César de la conquête de la Gaule

à laquelle il se livra de 58 à 50 avant Jésus-Christ,

nous voyons que ce conquérant,

lorsqu’il s’apprêtait à prendre une région,

commençait par accumuler de la nourriture

pour les soldats et les chevaux

et par construire un retranchement derrière lequel s’abriter.

C’est justement ce que firent les défenseurs de Notre-Dame-des-Landes lorsque le préfet décida de lancer l’opération César, destinée à les expulser ; un peu à la manière de Jules César qui bouta hors de Gaule les Germains menés par Arioviste.

Dans le hangar de la Vacherit s’accumulent les dons faits par les gens des alentours : fruits secs, carrés de chocolat pour aiguillonner la musculature, bottes, chandails, manteaux contre l’humide et la froidure, gouttes chimiques et décoctions pour les yeux, les bosses et les blessures, postes radio, piles pour écouter radio Klaxon, ce forban qui écume l’ordure, éclaire les manœuvres obscures (car l’assaut fut nocturne), et alimente l’ardeur.

Les routes qui traversent la zad sont coupées par des barricades; des paysans sur leurs tracteurs aident à les dresser, ce qui facilite non seulement leur construction mais aussi leur reconstruction: toute barricade détruite est reconstruite ailleurs.

«Tandis que les engins de l’État détruisent, et attaquent

ce nouveau monde que nous mettons au monde,

tandis que les gens d’armes progressent et investissent

les fermes squattées,

nous formons dans la brume d’immenses chaînes

en nous donnant la main, et nous dansons;

et nous chantons des chants de la vieille Bretagne,

et nous pleurons dans les gaz lacrymogènes,

et nous nous attachons aux arbres ou grimpons dans les cimes

si haut qu’ils n’osent pas venir nous prendre

-et ils ne peuvent commencer à déboiser pour l’aéroport ;

et nous tremblons de froid et de peur dans le petit matin,

et de douleur aussi lorsque les éclats des grenades

en caoutchouc dur pénètrent dans nos chairs.

Et il y a, par-dessus tout, très haut, très fort,

le bonheur de vivre. »

Mais les Germains étaient de redoutables guerriers, et Jules César un redoutable stratège ; et sans pitié : il en tua un si grand nombre que ceux qui survivaient, renonçant au combat, comme il n’y avait plus de ponts et que peu de barques, se jetèrent à la nage dans le Rhin ; et comme ils ne savaient pas assez bien nager pour un tel fleuve, beaucoup furent engloutis.

Lancée triomphalement le 16 octobre 2012, à l’aube, par un préfet à la physionomie martiale, l’opération César devait s’achever au soir. Mais les expulsés du jour revenaient en rampant la nuit, et toute barricade détruite était reconstruite dans les nuits qui suivaient ; mais des tracteurs firent obstacle à la traversée des ponts sur la Loire, et cela faisait du bruit dans les médias ; mais les comités de soutien se multiplièrent dans la région et en France ; et ils venaient manifester devant la préfecture de Nantes, puis rejoignaient les zadistes. Au bout de cinq semaines, l’État, découragé, renonça : l’opération, qui ne cessait d’échouer, cessa le 24 novembre.

Le 17 janvier 2018,

le premier ministre annonça que l’État

renonçait à construire un aéroport à Notre-Dame-des-Landes,

comme il y songeait depuis 1965.

6

Et après ?

 

A lecture de la tribune publiée dans le magazine numérique Reporterre, le 2 juillet 2019, soit un an et demi, après la victoire sur l’État, par les lutteurs restés à Notre-Dame-des-Landes, on peut raisonnablement imaginer :

que des 300 zadistes occupant les terres en 2016, plus de la moitié est partie dans les mois qui ont suivi la victoire, tandis que de nouveaux arrivaient en petit nombre ; que sur les restés, onze ayant signé des baux ruraux, chaque titulaire est entouré de quelques-uns avec lesquels il forme un collectif pour pratiquer la culture et l’élevage; que chaque collectif ne compte pas dix membres et que, par conséquent, plusieurs dizaines de personnes se justifient par leurs services aux cultivateurs et aux éleveurs ;

que des 250 hectares occupés par les zadistes au temps de la lutte, seule est réellement exploitée une portion, dont l’étendue est ignorée du public ; que les zadistes sont en train d’acheter ces terres au moyen d’un fonds recevant les dons de gens de bonne et généreuse volonté, achat dans lequel ils sont en concurrence, et donc en lutte, avec les paysans traditionnels restés sur place qui veulent agrandir leur exploitation.

Sur le site intitulé La Terre en commun, nom donné à ce fonds de dotation qui permettra de constituer une propriété collective dénuée d’intention spéculative, et dont l’adresse est aux Fosses noires, un des lieux de la zad, on lit en date de novembre 2019 que sur les trois millions d’euros nécessaires à l’achat de toutes les terres désirées 700 000 ont été recueillis.

A voir Vingt Ans après

comme disait Alexandre Dumas, qui n’est pas Victor Hugo.

7

Oui, et après ?

 

«Parce que vous croyez peut-être

qu’ils sont en train d’inventer une nouvelle société,

une post-capitaliste ?

De deux choses l’une !

 

Soit leur population croît et se multiplie,

telle les Amish en Amérique du Nord ;

et dans quelques années,

pour se soustraire plus radicalement au capitalisme

tout en rendant les échanges entre eux plus faciles,

quelqu’un aura l’idée de créer une monnaie

propre à la zad.

Bref, ils commenceront à réinventer marché, finances…

les impôts ;

et après de longues années, ils réinventeront la retraite,

l’État Providence.

 

Et tels les Amish, ils formeront une société

solidaire et pleine de rigueur morale

dans laquelle les inégalités seront faibles.

 

Soit les gens ne se reproduisent pas ;

et des gens échouent, on se décourage, des dissensions naissent,

des disputes s’élèvent ; et on commence à partir :

flamme après flamme, le feu faiblit jusqu’à l’extinction. »

 

Mais peut-être que sur ces terres-là

naîtront des fleurs encore inconnues du public :

de nouvelles formes d’entreprises,

rentables mais n’ayant pas le profit pour justification ;

de nouvelles formes de relations dans le travail

fondées sur l’exacte détermination de l’incompétence

des chefs,

et sur le respect des limites de chacun, à qui on ne demandera pas…

 

«Je vois !

Capitaliste, naïf et baudelairien façon Fleurs du Mal…»

 

Euh…

 

 

Photo par Infoletta Hambach — meadow, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=55409362

5 Commentaires

  • Bal dit :

    Sévère conclusion, mais je pense, et c’est personnel que l’absence d’art ou de démarche forte artistique autour rend effectivement le résultat peu enrichissant.

  • Ariane Beth dit :

    Je trouve cet article à la fois instructif et plaisant à lire, cher Pierre. Plaisant par la variété des formes qui a su déjouer mon « ohlala cet article est très long ». Plaisant par le ton combinant bienveillance et ironie, toutes deux respectueuses des gens et de leurs mots. Et puis instructif pour moi : car même si j’ai tenté de m’intéresser à la question en son temps le plus médiatisé, je n’ai pas beaucoup creusé. En fait tu pratiques avec cet article ce que Pierre Rosanvallon promeut : faire une place aux récits de vie dans la (re)construction démocratique. (J’en profite pour faire une pub sans réserve à son dernier livre « Le siècle du populisme », lucide, bienveillant, constructif).
    Sinon sur le fond, évidemment que ce type de projet (l’aéroport) était une survivance d’une idéologie de croissance non questionnée. Je compléterai ton « oui et après ? » par un « oui mais avant ? » : ces formes de coopération existent dans l’économie sociale et solidaire depuis longtemps, pourquoi les contestataires ne sont-ils pas passés par là ?

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Merci, Ariane, du commentaire et du conseil de lecture ; la pub faite sans réserve au « Siècle du Populisme » de Rosanvallon est bienvenue. Oui, l’ironie peut être une forme distanciée de sympathie, de prise au sérieux …

  • Michèle Monte dit :

    Quand on a suivi un peu l’affaire, comme moi, il me semble que le premier texte exprime bien ce qui se vit dans de tels lieux, ou ailleurs dans des grèves, par exemple, quand s’interrompt le travail quotidien et que le collectif profite du temps disponible pour imaginer autre chose. Après on en reste trop à la bagarre alors que ce collectif a déployé des trésors d’imagination tout au long de la lutte pour durer, s’allier aux paysans, gérer ses dissensus, etc. Mais c’est sans doute dur à écrire sans tomber dans l’hagiographie, surtout quand on n’y était pas. En tout cas, bravo de tenter de lier poésie et enjeux collectifs !

    • Pierre Hélène-Scande dit :

      Il est vrai que le texte réserve une part importante à la bagarre, et que c’est une limite car il y a là un stéréotype. Ou il aurait fallu que je mette en scène un débat et une prise de décision, ce qui aurait supposé une documentation appropriée.

      J’ai eu l’impression à lecture des textes sur le site Mauvaise Troupe que la bagarre avait été un moment fort dans la vie de la zad ; et j’avais été frappé par la victoire des zadistes face à l’État, qui justifie tous les efforts déployés par ces derniers, et plus généralement ce type de lutte.
      Je me dis aussi qu’on retrouve là, pour ainsi dire et donc de manière très inexacte mais pas trop, une forme traditionnelle de la guerre, l’appropriation de terres par l’invasion et la violence.

      La question qui reste ouverte est de savoir ce que la victoire des zadistes apporte ou apportera à notre société. Maintenant qu’ils ont remporté le combat, il leur faut gagner la paix, ce qu’ils sont peut-être en train de faire.

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