« Je passe enfin à cette autre partie de l’Éthique qui porte sur la manière ou la voie qui mène à la liberté. J’y traiterai donc de la puissance de la raison, montrant ce que la raison même peut sur les affects, et ensuite ce qu’est la liberté de l’esprit ou béatitude, et par là nous verrons à quel point le sage est plus puissant que l’ignorant. » (Préface part.5)
C’est un marrant, Spinoza. « Nous verrons à quel point le sage est plus puissant que l’ignorant. » Perso je ne vois pas bien. Balayant d’un regard circulaire et global notre bonne vieille terre, je vois tant d’ignorants parmi les puissants. Ignorants pas forcément stupides, instruits parfois. Malins surtout, qui se sont placés dans les élites (cf 7/24).
On me dira c’est précisément parce que mon regard est trop global, je ne regarde pas aux bons endroits. Là où sont les nids de sages, les essaims de saints. Oui oui mais on parle de puissance, là. Parmi gouvernants comme citoyens (des pays où ils ont voix au chapitre bien sûr), que peuvent ceux (un peu) rationnels, raisonnables ?
Car les ignorants, malins ou pas, disposent d’une arme dévastatrice : l’inertie intellectuelle, la résistance à l’effort de comprendre. Genre un gamin fermé dans sa bouderie qui ne veut pas entendre raison.
Donc, monsieur Spinoza, dites-moi : elle est où, la puissance de la raison ?
« Il est de la nature de la raison de contempler les choses non comme contingentes, mais comme nécessaires. » (prop 44 part. 2).
OK. Mais encore ?
« La puissance de l’homme est extrêmement limitée, et infiniment surpassée par la puissance des causes extérieures ; et par suite nous n’avons pas le pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses qui sont hors de nous (…) nous sommes une partie de la nature tout entière, dont nous suivons l’ordre.
Si nous comprenons cela clairement et distinctement, cette part de nous qui se définit par l’intelligence, c’est à dire la meilleure part de nous, y trouvera pleine satisfaction, et s’efforcera de persévérer dans cette satisfaction. Car en tant que nous comprenons (…) correctement ces choses-là, en cela l’effort (conatus) de la meilleure part de nous-mêmes convient avec l’ordre de la nature entière. » (part. 4 chap.32)
La puissance de la raison, on l’a vu (12/24), est une sorte d’art martial. L’homme qui comprend utilise à son profit l’énergie brute du système. Alors que « L’ignorant vit presque inconscient de soi, de Dieu (DSN cf 15/24) et des choses, et dès qu’il cesse de pâtir, il cesse d’être. » (scolie prop.42 part.5)
Pâtir ? « Un affect est une passion (chose vécue de façon passive) qui cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. » (prop.3 part.5)
Est donc ignorant qui néglige (ou s’interdit) d’entendre sa raison. Ce qui lui rend difficile l’adéquation à l’ordre du monde, l’adoption de la réalité (cf 13/24). Il est ainsi assigné à la passivité, quelle que soit l’agitation qu’il déploie. Elle lui donne l’impression mensongère de satisfaire à son conatus. Au contraire c’est alors qu’il est con (dirait Maxime Rovère cf 12/24). On pourrait dire tant pis pour lui.
L’ennui c’est qu’il tire tout le monde vers le bas.
« En tant qu’ils sont en proie à des affects passifs les hommes peuvent être contraires les uns aux autres ». (prop.34 part.4).
Mais en revanche « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison, que les hommes conviennent toujours par nature ». (prop.35 part.4) (Et aussi 8/24).
Bon, oui tout ça se tient. Maintenant yaka, et c’est pas le plus facile. Plus difficile en tous cas que de lire Spinoza.
Photo par MLWatts — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=46079100
Vraiment passionnant ce dialogue que tu mènes avec LE Philosophe. Pédagogique dans le bon sens du terme et pas scolaire (je repense toujours avec ennui aux cours dévastateurs de philo en terminale scientifique).
Cet échange se suit avec un intérêt variable selon la difficulté de certains concepts……Mais quelle chouette idée que cet abécédaire ….
Merci Ariane….pour cet outil ludidactique!!!!
Merci, Sophie ! Côté pédagogie j’apprécie pour ma part hautement la tienne dans ta série sur le jazz, je l’ai déjà dit et le redis.
Je reconnais quand même que cet article « puissance » est un tantinet austère avec cette avalanche de citations. Mais j’ai fait de mon mieux pour les articuler les unes aux autres. Les lecteurs seront récompensés par la prochaine entrée, qui sera plus récréative. (J’espère)
Beau projet, quasi utopique, comme on voit, mais aussi peut-être anachronique plus encore à cause de l’intrication complexifiée à l’infini entre nature et histoire, la fameuse affaire anthropocène (mais sans doute même protohistorique et historique)… peut-être ai-je déjà oublié un épisode de ton efficace alphabet explicatif, mais quels critères mettent la frontière entre la « nature » et les interactions humaines ; car même si les interactions humaines relèvent de la nature humaine avec la nature en général, peut-on considérer que leurs résultats -pas toujours mais trop souvent- déraisonnables font partie de la nature? – n’en sont-elles pas des excroissances qui modifient l’ordre naturel , non seulement au trop évident plan environnemental, mais aussi social, économique, biologique même car nous transhumanisons de manière de plus en plus déraisonnable ce me semble…car si des causes raisonnables (mettre en relation les humains) ont produit un fbk dont on connaît les effets bénéfiques allégués et parfois avérés, sa puissance est devenue, en majorité, un formidable outil de puissance des ignorants malins sur d’autres ignorants moins malins et, pire,de fabrication et confirmation du grand pelle-mêle du vrai et du faux, de la sagesse et de la déraison, des indignations furibondes et violentes et des réflexions élaborées…tel est aujourd’hui le terrain de jeu des conatus amplifiés mais rarement filtrés par la sagesse, des ego déguisés en « amis » sous une forme ou une autre, et les sages mêmes qui voudraient donner voix à la sagesse dans le système en deviennent souvent étonnamment les jouets, ou ceux d’un clan…L’amitié » n’y a plus rien d’une forme majuscule du conatus canalisé par la raison, elle est un porte-voix épidémique de l’ignorance….maisil se peut que je sois hors sujet…merci en tout cas de faire rêver quelques-uns dont je suis à cette utopie spinoziste, si délicieusement raisonnable…
Pas hors sujet du tout, chère Laure-Anne, bien au contraire tu touches le coeur dudit sujet il me semble. J’adhère à 200% à tes propos sur la perversion de la raison par les ignorants malins et fort malintentionnés pour certains, et je juge aussi beaucoup de nos fausses « évolutions » aussi absurdes que meurtrières de l’humanité en nous.
Pour autant que je comprenne, Spinoza ne distingue pas dans sa conception de la réalité les élaborations humaines et l’ordre disons premier de la nature physique. Pour lui tout cela constitue l’unisubstance, déterminée par son logiciel « raison ». Une unisubstance qui pour être unique est donc en perpétuelle évolution, suscitant une perpétuelle adaptation (ou plutôt adoption) (cf Liberté).
Idéalement, si on restait branché sur ce logiciel, on trouverait toujours le plein accord, l’accord parfait, avec la réalité dont il dit je rappelle « par réalité et perfection j’entends la même chose ». Ou pour prendre une autre métaphore, il s’agit de se laisser traverser de ce flux d’énergie-raison (c’est ça suivre son conatus) (pour autant que je comprenne).
Mais voilà : le problème éthique humain c’est que justement on résiste (absurdité suicidaire) , on s’embrouille avec le logiciel, on élève des barrages contre le flux. Toute la question est donc de refaire encore et encore le branchement, à chaque bug. C’est ce qu’il aborde dans ses « 3 modes de connaissance ». J’ai fait l’impasse dans cet abécédaire pour ne pas alourdir, et parce que sauf son respect, c’est redondant avec le conatus (pour autant que je comprenne).
Je résume à grands traits ce point.
1er mode : connaissance par « impressions vagues ». Elle est primaire, on y est passible d’influences, soumis facilement à la propagande, bref ce mode ouvre sur l’aliénation. Et par conséquent il est incompatible avec l’éthique (ce qui nous ramène à tes pertinentes remarques il me semble).
2° mode : la connaissance rationnelle, la connaissance logique de la (bonne philosophie) de la science. Tout le monde, dit-il, est équipé pour s’y brancher, et c’est une voie sûre pour mieux penser, et par là mieux agir. Raison pour laquelle il l’utilise pour son abord des affects more geometrico.
Et puis il parle d’un 3° mode qui relève d’une sorte d’intuition, où l’on est en immédiate connexion avec le flux « raison ». Il dit que là on est vraiment bien, dans la béatitude. Je veux bien le croire, mais perso j’y suis pas sans doute car je n’arrive pas à me le représenter. (Mais peut être est-ce hors représentation). Bref je continue à ramer avec ma raison raisonnante.
Il y aura encore des choses en rapport avec ces questions dans l’entrée U (comme unification) de cet abécédaire.
Merci de ta lecture stimulante, elle m’aide à approfondir, à préciser. (Pour moi au moins …)