On a vu (8/24 générosité) la question du rapport entre désir individuel et désir d’espèce. C’est une tension entre la pulsion d’auto-conservation, à caractère défensif et « antisocial », et la libido, ouverture à l’altérité, désir d’union et de coopération.
Freud y voit un Malaise dans la civilisation. Spinoza, lui, considère à travers le conatus la possible dynamique de leur synthèse, source d’une joie proprement humaine. Il la formule en deux concepts, complémentaires et indivisibles : amor dei intellectualis et acquiescentia in se ipso.
C’est quoi encore ça ?
Ni intello
« Amor dei intellectualis, l‘amour intellectuel de l’esprit envers dieu est l’amour-même de dieu dont dieu s’aime lui-même (…)
De là suit que dieu, en tant qu’il s’aime lui-même, aime les hommes, et par conséquent, que l’amour de dieu envers les hommes et l’amour intellectuel de l’esprit envers dieu est une seule et même chose. » (part.5 prop.36 et corollaire).
« Que cet amour se rapporte à dieu ou bien à l’esprit, c’est à bon droit qu’on peut l’appeler satisfaction de l’âme (animi acquiescentia) (…) Par là s’éclaire (jocus I presume ?) pour nous comment et de quelle façon notre esprit suit de la nature divine selon l’essence et l’existence et dépend continuellement de dieu » (scolie prop.36 part.5)
Oui je sais … ça fait toujours ça la première fois qu’on le lit. Déjà pour éviter les prises de tête inutiles, je rappelle que « dieu » c’est deus sive natura, alias DSN (cf 15/24)
Comment je comprends ces propositions : l’ADI est un affect qui porte à une conscience heureuse, positive, du lien mutuel d’appartenance entre soi et dieu/nature/espace-temps dans tout son déploiement.
Une adhésion à la fois rationnelle, affective, sensitive, à la fonction vie dans toutes les valeurs qu’elle prend.
Une adhésion non pas générale et acquise une fois pour toutes, mais à renouveler dans le concret de chaque instant et occasion, dans un perpétuel mouvement d’ajustement à ce qu’il y a. (cf 4/24 conatus, 13/24 liberté, 15/24 nature)
Ni narcissique
L’ADI est ainsi la vertu d’être en sa face « externe » de raccordement au monde et aux vivants. Sa face « interne » est l’affect complémentaire d’acquiescentia in se ipso.
« La joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, nous l’appellerons gloire et la tristesse qui lui est contraire, honte : entendez, quand la joie ou bien la tristesse naît de ce que l’homme se croit loué ou bien blâmé ;
autrement, la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, je l’appellerai satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso), et la tristesse qui lui est contraire, repentir (penitentia).» (part.3 scolie prop.30)
L’AISI exprime la ratification personnelle de chacun au conatus, la reconnaissance de soi : « ça c’est vraiment moi ».
Le terme latin le dit mieux que la traduction satisfaction de soi, qui fleure son Narcisse. Acquiescentia, formé sur la racine quies, repos, exprime le fait de trouver sa pleine assise, de pouvoir se poser sans in-quiétude.
In se ipso, en soi-même, assure cette assise en la soustrayant à la dépendance du regard d’autrui. Elle soustrait aux flottements d’âme dont rend passible l’intersubjectivité (cf 20/24 spéculation), car elle libère du supposé regard évaluateur de l’autre, de sa louange ou de son blâme.
Ni ange ni bourrin
Remarque-bonus. L’opposition repentir/satisfaction de soi se trouve formulée dans une fort belle phrase de Montaigne :
« Excusons ici ce que je dis souvent, que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soi, non comme de la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme. » (Essais III,2 Du repentir)
Photo par MLWatts — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=46079100
C’est hard (ou si l’on préfère, ardu) Spin’, mais toujours cool, ici, l’articulation -bien exposée- entre la face externe et la face interne. Et j’aime bien la prolepse (bourrin —> cheval).
Oui ce sacré Montaigne : aussi passionné des chevaux que contempteur assumé des bourrins. Je lui laisse le premier, mais j’adhère à fond au second …
« La joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, nous l’appellerons gloire et la tristesse qui lui est contraire, honte : entendez, quand la joie ou bien la tristesse naît de ce que l’homme se croit loué ou bien blâmé ;
autrement, la joie qu’accompagne l’idée d’une cause intérieure, je l’appellerai satisfaction de soi (acquiescentia in se ipso), et la tristesse qui lui est contraire, repentir (penitentia).» (part.3 scolie prop.30) : cause intérieure dans les deux cas ou faut-il en effet rectifier extérieure ds le 1er de ces 2 §§ ?
Par ailleurs les flottements d’âme de l’intersubjectivité sont aussi des chemins, rudes parfois, vers un réajustement de soi à soi… Non?
Et pour, une fois n’est pas coutume, contredire ce cher Montaigne, le repentir est parfois le chemin de la virtus, voir article suivant de l’abécédaire..
Si si, c’est bien le mot « intérieure » dans les deux cas. Il entend par là une motion intrapsychique, qui se produit sans référence (directe) à un objet « extérieur » (à soi). Au début du scolie il pose un parallèle. Joie liée à l’idée (= présentification dans le psychisme) d’une cause extérieure : Amour. Tristesse inverse : Haine. De même joie de mode intrapsychique : gloire, tristesse idem : honte (pudor).
Ce qui fait la différence entre gloire et acquiescentia in se ipso, comme entre honte et repentir, c’est le « se croit », le supposé regard de l’autre qui s’interpose. Certes comme tu le dis, cela peut permettre de réajuster son rapport à soi. La question est qu’il provoque un gain de force et non l’inverse. ça dépend des expériences, des rencontres. L’intégration d’un regard négatif sur soi peut casser à jamais sa « virtus » de relation.
Pour creuser tout ça je renvoie (je l’ai déjà fait je crois) au parcours de l’ensemble du livre III d’Ethique que j’ai fait dans mon blog.
(leblogdarianebeth.blogspirit.com, accès libre gratuit, et « modéré » bien sûr) . C’était du 11 oct au 19 déc 2019.