On conserve un portrait de Sofonisba d’Oreglia dû au pinceau de ce fameux Hollandais fort apprécié en son temps pour le traitement de ses visages, Matthias Stomer, dit Matthias Stom quand, vers 1637, elle venait de fêter ses dix-sept ans. Portrait rare car le corpus de cet artiste caravagesque, maître du clair-obscur, qui séjournait alors à Naples dans le palais Carafa-Colonna de la via Chiaia, ce jardin des délices, se limite essentiellement à des scènes religieuses et quelques scènes de genre, ce qui laisse à penser qu’il s’agit là d’une œuvre de circonstance, vraisemblablement une commande.
Elle est assise dans un fauteuil, devant un rideau incarnat qui s’entrouvre pour ne rien laisser voir que la nuit de la peinture. Ses mains aux doigts effilés émergent à peine d’un bouillonnement de dentelle. L’une, la gauche, où se voit à l’index un anneau serti d’une émeraude, repose pudiquement sur l’échancrure de la robe de satin moiré, à la naissance de la gorge, blanche comme la brise de l’aube ; l’autre, qui tient un éventail fermé tel que les Espagnoles venaient d’en lancer la mode, s’alanguit sur la cuisse, perdue dans le froissement silencieux des étoffes. Une résille dorée enferme ses cheveux dont quelques filaments d’un noir de jais s’évadent sur son front, tandis que ses joues se colorent d’un rose léger. Le manteau de robe, de taffetas damassé, est d’un indigo très foncé, donnant la touche d’austérité qui sied à une jeune femme ayant peu connu le monde.
Pourtant, le regard. Noir lui aussi, profond, il est franchement dirigé vers le spectateur, qui ressent un trouble en lui. Les tartuffes y voient de l’effronterie, les ignorants y trouvent de la froideur, les charmés, les plus nombreux, s’y noient avec délectation ; seuls les initiés y décèlent une part de rêve, mais de ce rêve toujours inquiet dont les nuées conduisent au malheur.
Elle est belle.
En haut à droite du tableau, en lieu et place des traditionnelles armes de la famille (d’or à trois fasces de sable, au lion rampant de gueules), figure un cartel orné d’un ruban sur lequel une inscription, aux trois-quarts effacée, demeure illisible. On ne peut que le regretter, car sans doute ces mots auraient-ils pu nous éclairer sur la personnalité de la jeune femme à cette époque de sa vie, ou sur les intentions du commanditaire, voire sur la pensée de l’artiste.
Sofonisba d’Oreglia appartenait par son père à une famille de la noblesse napolitaine qui possédait un modeste palais sur la rive de Chiaia, non loin de la demeure des Carafa-Colonna, et sous les puissantes murailles du Fort Saint Elme qui avaient abrité au siècle précédent les amours d’Anna et de Don Miguel, frère et sœur. Par sa mère, Lucia di Montegorga, elle descendait d’une vieille famille de la noblesse romaine issant, prétendait-elle comme toutes ses semblables, d’une gens de la République, Gorgia. Elle était la sœur de Marc’Antonio d’Oreglia, qui se rendit célèbre jadis en combattant le Turc pour le compte des Vénitiens et fit, dit-on, un mariage malheureux.
Pour une raison inconnue, à l’âge de vingt ans, Sofonisba se retira chez les Clarisses d’où, après avoir prié avec ferveur pour les âmes du purgatoire, elle ne sortit, sept ans plus tard, que pour être forcée et traînée par les rues, avant d’être jetée dans les eaux du port par une bande de gueux sous les ordres de Masaniello, qui reconnut en elle une de ces maudites Carafa, justement dissimulée là, croyaient-ils, pour leur échapper, et s’étaient lourdement trompés. Lorsqu’ils s’en rendirent compte, ils ne purent même verser des larmes de repentance puisque tous furent pendus dès que le vice-roi duc d’Arcos rétablit un semblant d’ordre.
Photo : Maheut Bolard-Veyretout
Après sa mort, le portrait resta au palais d’Oreglia, où l’on sait qu’il se trouvait encore vers la fin du siècle. A l’extinction de la famille, les biens meubles et immeubles de celle-ci furent dispersés, et l’on perd la trace du tableau pour un siècle et demi, jusqu’à ce qu’il réapparaisse dans une vente aux enchères à Bruxelles en 1853 comme anonyme caravagesque, vente à la suite de laquelle il passe de collection privée en collection privée. C’est à Venturi que revient le mérite de son identification, à la fois comme œuvre de Matthias Stomer, et comme Portrait de Sofonisba d’Oreglia, lors de recherches qu’il effectuait sur les portraits du XVIIe siècle à Naples.
Selon certains auteurs (Baur, 1892, Cavallini, 1959, repris par Vega, 1997) le tableau aurait été amputé sur toute sa hauteur d’une petite bande de deux à trois centimètres sur le côté gauche, à une date indéterminée. Cette amputation, dont on ignore les causes, correspondrait, selon ces mêmes auteurs, à une colonne. L’hypothèse toutefois est peu vraisemblable, et la plupart des critiques la rejettent.
À l’occasion de sa mise en vente à la Galerie Agnews, au 6, St. James’s Place à Londres, en 2016, une autoradiographie par activation neutronique a été réalisée dans le laboratoire du Musée du Louvre. Elle a montré un important repentir : Sofonisba tenait un livre dans sa main droite, maintenu entrouvert par son index. Il nous plaît d’imaginer qu’il s’agissait du premier volume de l’Adone du Cavalier Marin, fameux poète napolitain qui avait fréquenté le cercle de son grand-père d’Oreglia. Et qu’au moment où Stomer exécutait son portrait, elle rêvassait aux divinités qui peuplent les vers du poète, les bosquets et pâturages de l’Arcadie et, sait-on, qui descendaient à cet instant les pentes de Chiaia, longeant incognito les murs du palais familial, mais qu’elle seule voyait.
Suite à sa vente chez Agnews, le Portrait de Sofonisba d’Oreglia a quitté les rivages de l’Europe pour ceux de l’Océan Indien, rejoignant à Mascate les collections du sultan d’Oman, Qabus ibn Saïd, où il se trouve encore.
A cette peinture d’une émouvante beauté, il ne manque qu’une qualité : celle d’exister.
Joli morceau d’écriture, à la Michon, décidément, à moins que ce ne soit à la Quignard, bravo pour cette ekphrasis fictive… la frustration finale, augmentée de la photo est ascèse du lecteur… et pirouette adroite d’auteur devant la tentation romanesque?