« Je cause parfois avec les hommes comme l’enfant avec sa poupée. Elle sait très bien que sa poupée ne l’entend pas, mais elle se procure, par une agréable auto-suggestion consciente, la joie de la conversation. »

Arthur Schopenhauer (Parerga et paralipomena)

Remarquons « elle ». Je n’ai pas le texte allemand, mais il s’agit sans doute du mot Kind qui est neutre. S’appliquant pareillement à garçons et filles.

Le traducteur a-t-il considéré que pour jouer à la poupée on ne peut être que fille ?

Schopenhauer, lui, se voit bien en enfant à la poupée, en petit enfant esseulé n’ayant pas trouvé d’amis pour partager ses jeux.

Trop différent des autres, trop timide, trop renfermé en lui-même. Peut être aussi, comme le dit à Julien Sorel son mentor au séminaire, pas assez médiocre pour eux.

On comprend pourquoi Nietzsche s’est senti aussi proche de Schopenhauer.

Pourtant il n’y a pas que les enfants solitaires qui jouent à la poupée.

Au contraire chez l’enfant dans une voie habituelle de socialisation, jouer à la poupée (ou à ses déclinaisons nounoursiennes et autres) c’est anticiper sa vie relationnelle d’adulte. S’y entraîner sans risque, à l’aide de ce que le psychanalyste anglais Donald Winnicott nomme un objet transitif (ou transitionnel).

Un objet qui fait exister un lieu de transition entre la subjectivité du monde intérieur de l’enfant et l’objectivité du monde réel. En passant par ce lieu-là, l’enfant peut se risquer chaque jour un peu plus vers le monde des autres, car il sait pouvoir battre en retraite facilement vers la sécurité de son monde à lui.

On peut dire aussi que la poupée est comme une matriochka : à l’intérieur il y a tous les visages, les répondants qu’offriront peu à peu à l’enfant les relations réelles avec ses semblables.

(Métaphore formulée il vous en souvient par le héros de Cédric Klapisch à la fin des Poupées russes. Lui l’applique aux relations amoureuses, mais c’est valable pour tous les répondants que l’on cherche dans le monde).

Sauf que Schopenhauer a eu beau les chercher, les visages, les répondants, il ne les a pas trouvés. Ou si peu. Et bien tard. Il a eu beau tenter de parler aux hommes de sa philosophie, longtemps il ne les a pas intéressés.

Alors il est revenu à sa poupée, son lot de consolation.

« Ma philosophie ne m’a rien apporté, mais elle m’a beaucoup épargné. » (Aphorismes sur la sagesse dans la vie).

 

 

Image par elizadiamonds de Pixabay

3 Commentaires

  • jean-marie dit :

    Pauvre Arthur…
    Tout s’explique, peut-être, si on se rappelle qu’un soir d’hiver un peu rude, au lieu d’opter pour la poupée en question – comme aurait fait n’importe qui — il avait choisi, paraît-il, en guise de premier objet « transitionnel » censé le réchauffer, un petit porc-épic …

  • Ariane Beth dit :

    Bravo, ô pertinent lecteur ! Tu as une longueur d’avance, car de porc-épic il sera question la prochaine fois …

  • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

    Sur la traduction de kind : pê la traduction est-elle d’une dame, qui, comme Siri Hustvedt dans ses essais, met systématiquement « she » ou « her » avec un mot comme child, partant du principe je suppose que l’assomption du général se fait par le biais du particulier du je …

    Sur la poupée, c’est un objet qui, de mémoire, permettait tantôt une projection dans le je futur et adulte, tantôt le miroir froid de la solitude de l’enfance. Quant au retournement opéré par Arthur, la poupée effigie humaine qui renvoie aux humains comme fictions solipsistes, c’est gonflé et peut-être pas seulement la faute des autres qu’Arthur, ni de ses poupées.

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