« Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État ‘que m’importe ? ‘ on doit compter que l’État est perdu. » (DCS III,15 Des Députés ou des Représentants)
Les raisons de cette désaffection J.J. les précise et nous les connaissons.
Nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait. Difficile en effet de se passionner pour des débats longs, complexes. Même si l’on admet qu’ainsi se construit une bonne loi (pas sûr que tout le monde l’admette), on préfère regarder des vidéos de chat sur internet.*
On prévoit que la volonté générale n’y dominera pas. Prédiction rarement démentie. C’est l’effet de la double dégénérescence de la démocratie (cf 14). La volonté générale se privatise d’en haut sous l’effet des lobbies et/ou des défauts du gouvernement, et elle se privatise d’en bas sous l’effet de chaque auto-lobby de chaque individu ou petit groupe.
Les soins domestiques absorbent tout. C’est l’attitude corollaire de la précédente. Repli sur les intérêts et soucis de proximité (les miens, ceux de ma famille). Est-ce l’impossibilité de faire valoir le désir de volonté générale qui produit cette attitude, ou au contraire est-elle à l’origine du manque de volonté générale ? Telle est la question, proche du bien connu où est la poule où est l’œuf. Inutile donc de s’y attarder.
« Quand le nœud social commence à se relâcher et l’État à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants, l’unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions et des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes. » (IV,1 Que la volonté générale est indestructible)
Chaque système porte en lui des facteurs propres de dégénérescence. Ceux-ci sont ceux de la démocratie. Débat, contradiction, dispute sont nécessaires au maintien du cap de l’intérêt commun. Ils font aussi partie du processus de sa définition initiale, la mise en place d’une plate-forme commune à tous les intérêts particuliers.
Encore faut-il que ce processus soit bien pensé, bien conduit surtout. Il faut éviter que le moteur démocratique s’emballe. Qu’on ergote au lieu d’argumenter, qu’on satisfasse un prurit de contradiction avant d’essayer de comprendre les autres points de vue.
Quelles causes à cet emballement ? Comme pour les crimes, elles se partagent (ou se combinent) entre le passionnel et le crapuleux.
Côté passionnel, le citoyen (à quelque niveau qu’il soit, en haut ou en bas) peut régresser vers l’infantilisme des égoïsmes capricieux, des jalousies de bac à sable. Il peut être tenté, encore plus régressif, par le despotisme narcissique et irresponsable de Sa Majesté Bébé (éloquente expression de Papa Freud)**.
Côté crapuleux, la tendance anti-démocratique se met au service d’intérêts particuliers, personnels ou d’appartenance à différents groupes. Plus les groupes sont sectaires (au sens propre), plus les intérêts forts, et plus le moteur s’emballe.
« Alors la volonté générale devient muette, tous guidés par des motifs secrets n’opinent pas plus comme Citoyens que si l’État eût jamais existé, et l’on fait passer faussement sous le nom de Lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier. »
Et ça, Rousseau ne s’y résigne pas. « Toute l’affaire du livre IV est de montrer comment on peut tenir éveillée la volonté générale dans le cœur des citoyens et la faire parler. » (B. Bernardi).
Toute l’affaire du livre IV du Contrat social, mais surtout de la vie démocratique.
*Y.N. Harari 21 leçons pour le 21°s
**cf encore Le règne de l’individu tyran (Eric Sadin) que j’ai mentionné au n°14.
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