Lui porte une veste de velours vert, conduit une voiture hors d’âge, sous la pluie ou la nuit, sur une autoroute moderne et laide. Légère barbe, l’air fatigué, usé par la vie éclopée qu’il semble laisser derrière lui – un appel à une voix de femme, la rupture se consomme, la modernité joue sa face impudique et absorbe tous les couples précédemment mariés.
Elle, est serveuse dans un bar un café semi-vide d’une petite ville de montagne, la seule cliente est une prostituée, elle est volontaire et semble forte, parle franchement, ouvre la ligne inévitable des femmes féministes et sûres d’elles-mêmes. Belle aussi, sous son pull-over moulant.
La banalité parcourt les premières images, les routes grimpent en sinuant des montagnes grises d’hiver, au loin des sommets enneigés tâchent d’illuminer la tristesse de cette banalité. Arbres d’hiver, paysage marron gris de ces pays froids où tous les arbres ont feuilles caduques et où les fins d’hiver n’ont plus de teinte, juste une absence de couleur inodore et douloureuse.
L’étrangeté habite le monde, on achète très cher un blouson de daim à franges très seventies à un vieux retiré dans une maison de maître isolée dans l’alpage, en cadeau bonus on reçoit un caméscope. Puis on achètera pantalons, chapeaux, gants de daim et on volera le chapeau de daim sur le corps d’un suicidé. Car le suicide habite le monde déprimé de toute évidence.
Puis on tuera, tous ceux portant blouson, pour être seul au monde à porter blouson.
Et le blouson de daim parle, crée ce dialogue avec lui-même du personnage moitié fou moitié errant.
Hôtel sans âge, lit aux barreaux de fer, papier peint à fleurs, dans une vaste demeure ressemblant pourtant à un château. Petite douche avec rideau de plastique, couverture ancienne et rayée.
Le gardien de l’hôtel regarde une petite télé hors d’âge, puis se suicide le lendemain.
La mort est lancée, sur la montagne d’hiver.
Le cinéma se déploie alors, petite caméra numérique que le héros apprend à utiliser peu à peu.
Filme paysages en travelling, lit un ouvrage sur le cinéma, apprend, puis recrute des acteurs d’une heure, puis les tue, un à un, à la manière du Roi sans divertissement de Giono, comme par ennui, dans la province enneigée. L’ambiguïté première, to shoot, filmer ou tirer sur.
Lui pseudo-cinéaste, s’invente un métier, mais explique à la prostituée qui prétend qu’il tourne des pornos qu’il est dans le « vrai cinéma ». Quand tout le film déploie le contraire, l’amateurisme loufoque et le rien, le scénario vide et désabusé.
Elle monteuse amatrice, sur sa vieille machine lit les cassettes et monte sur son ordinateur dit-elle. Elle a mis dans l’ordre Pulp fiction, et explique qu’alors le film n’a aucun intérêt.
Dans les morts répétées des porteurs de blouson se joue la parodie du thriller élémentaire. Dans la mort finale du héros, tandis que sans s’émouvoir elle revêt la veste de daim, se joue le tragique de ce film qui tout le long frôlait le comique sans le dire.
Des images de daim vivant ponctuent le film vide.
Dans la veste de daim aux franges seventies et les bottes de daim, se joue un western français et has been, un roadmovie à la voiture immatriculée dans les années 90 et pourtant – on a un portable, et film de 2019. La désuétude participe de toutes ces parodies surajoutées.
Lui tue puis est tué – par un chasseur, père du jeune caillassé, sorte de redneck sorti d’une France profonde où l’on se venge calmement avec son fusil de chasse, sans rien dire. Western français et désuet. The descent.
Elle pourrait jouer le rôle de la jeune fille abusée, spoliée de son argent, mais elle a son caractère, endosse le rôle de monteuse pour se bombarder ensuite productrice, elle y croit, mais surtout elle aura le dernier mot, et propose de l’argent tout en le gardant, ne le lui donne pas, remplace toute seule la production soi-disant en Sibérie. Et puis elle sait depuis le début qu’il bluffe, n’est pas un vrai cinéaste.
La solitude peuple le film. Tu es un type tout seul et je suis une fille toute seule. Les deux solitudes resteront des solitudes, juste des solitudes ensemble.
L’hôtel hors d’âge répond au petit cinéma de province sous la neige tombante. De nuit avec la neige, comme la fin des Parapluies de Cherbourg. Un désabusement provincial, une réalité sordide et burlesque en même temps.
On n’enterre pas les corps, juste les blousons, et la pelle des westerns est remplacée par un tractopelle.
Il a l’air de faire très froid dans cette province montagneuse, la neige est la seule clarté tombant des monts, autour de cet anti-héros banal sans argent, à la carte de crédit bloquée par l’ex-épouse, à la voiture hors temps, aux vêtements de daim hors temps.
On ne fait pas même l’amour dans ce film hors d’âge. On tue hors temps avec la pale affutée d’un lustre faisant office de ventilateur.
Mais est-on dans le « vrai cinéma » parce qu’on utilise un caméscope, ou dans l’histoire du cinéma expurgé de lui-même, à bout de souffle et d’intrigue ?
Adèle Haenel est une femme forte, non pas abusée, mais monteuse hors pair.
Et le cinéma se meut entre montagnes et hôtels désuets à la Shining, entre neige et grisaille, dans le déploiement des routes incolores, dans les caméras numériques et le désespoir sans larme aucune, désespoir de province pas même ivre de lui-même, juste déposé sur l’absurde.
(Quentin Dupieux, Le Daim, 2019)