« Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique. »
(Montaigne Essais III,13 De l’expérience)
Ma métaphysique, ma physique : mon nombril centre du monde, et au delà, mon nombril transcendant. Exemple d’un humour pince sans rire fréquent dans les Essais, une discrète ironie pas toujours décelable à la lecture superficielle.
De fait (cf 1/13), l’égotisme de Montaigne ne vise pas à une complaisance narcissique, au contraire c’est avec la sèche objectivité d’un clinicien qu’il s’observe.
« Je m’étale entier : c’est un skeletos (un écorché) où, d’une vue, les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège. » (II,6 De l’exercitation)
Métaphore qui m’évoque le célèbre exergue des Confessions de Rousseau Intus et in cute (à l’intérieur et sous la peau).
La plus belle et forte formulation de cet état d’esprit est à mon goût celle-ci :
« J’ose non seulement parler de moi, mais parler seulement de moi ; je fourvoie quand j’écris d’autre chose et me dérobe à mon sujet. Je ne m’aime pas si indiscrètement (sans discernement) et ne suis si attaché et mêlé à moi que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier, comme un voisin, comme un arbre. » (III,8 De l’art de conférer)
Une volonté d’objectivité qui conjoint le plan physique et le plan moral :
« Quoi qu’il en soit, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n’ai pas délibéré de les cacher, non plus qu’un mien portrait chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis non un visage parfait, mais le mien. Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions ; je les donne pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. » (I, 26 De l’institution des enfants)
Cette dernière phrase nous ramène au paradoxe constitutif du livre (cf 1/13) : l’objectivité n’a pas meilleure garantie que l’assomption de la subjectivité de sa parole.
Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin :
« Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions : fortune les met trop bas ; je le tiens par mes fantaisies. Si ai-je vu un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre (…) Ce sont ici, un peu plus civilement, des excréments d’un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche, et toujours indigeste. » (III,9 De la vanité)
Savoureux, non ?
Crédit image : Josse/Leemage/AFP
Entre le skeleton et la digestion, le corps est plus que support de métaphore, tu montres bien qu’il est pour M esprit et fantaisies, produisant les deux, et pour le plaisir et pour l’entendement.
Montaigne, comme nous, est son corps, et ne le boude pas, si chauve et grisonnant qu’il soit : prenons en de la graine, le reste viendra de surcroît .
Oui, en prendre de la graine … En effet Montaigne n’a jamais triché avec le fait d’être son corps, et que sa pensée en dépende : à propos de sa « colique », du vieillissement, comme à propos de choses plus joyeuses, ainsi dans les remarques proustiennes au chapitre « Des senteurs » (55 du livre I)