« Ce que nous engendrons par l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance (compétence, talent), sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres (…) Car la valeur de nos autres enfants est beaucoup plus leur que nôtre ; la part que nous y avons est bien légère ; mais de ceux ci toute la beauté, toute la grâce et prix est nôtre. »
(Montaigne Essais II,8 De l’affection des pères aux enfants)
Quiconque a eu l’occasion de produire un écrit (ou autre création), même de peu de poids et d’importance, a vécu ce processus d’enfantement de notre esprit en trois temps : conception, gestation, mise au monde.
En début de chapitre, Montaigne rappelle la conception de son livre :
« C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produit par le chagrin et la solitude en laquelle il y a quelques années que je m’étais jeté, qui m’a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. Et puis, me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi, pour argument et pour sujet. » (II,8)
L’écriture fut une stratégie de défense contre l’ennemi tristesse qui l’a investi en profitant de la brèche ouverte par les morts successives de La Boétie et de son père. Il a d’abord voulu en user comme d’un évitement, un divertissement, en annotant ses lectures. Mais très vite s’est imposée la nécessité de lutter au cœur du sujet comme il le formule ici. Littéralement dévitalisé par la perte de La Boétie*, il se reconstruit, se ré-enfante par et dans son écrit.
Et puis, il constate qu’au fil de ce processus, un renversement s’est produit. L’écrit a pris la main sur le réel, il est devenu un sujet vivant.
Alors Montaigne ici le reconnaît comme on reconnaît un enfant, et il en fait non seulement son héritier, mais aussi son légataire, acceptant désormais de dépendre de lui.
« À celui-ci, tel qu’il est, ce que je donne, je le donne purement et irrévocablement, comme on donne aux enfants corporels ; ce peu de bien que je lui ai fait, il n’est plus en ma disposition ; il peut savoir assez de choses que je ne sais plus, et tenir de moi ce que je n’ai point retenu et qu’il faudrait que, tout ainsi qu’un étranger, j’empruntasse de lui, si besoin m’en venait. Il est plus riche que moi, si je suis plus sage que lui. » (II,8)
* « Depuis le jour que je le perdis je ne fais que traîner languissant. Nous étions à moitié de tout (…) il me semble n’être plus qu’à demi. » (I,28 De l’amitié)
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