Aguirre attise la colère des dieux, par son hubris dévastatrice, sa volonté d’Eldorado, son incursion dans la jungle exemplaire.
Aguirre se dit la colère de dieu, se prend pour un dieu, se croit dieu. Demande à la fin « qui est avec moi » et le silence lui répond, le film se clôt, tous sont morts.
Aguirre est le délire inversé des vivants, la volonté s’affolant de son trop-plein, la déconstruction de la planète et le début de l’exploitation de la nature par l’homme.
Dans le plan inaugural, sur le sentier à flanc de montagne où se dévident les porteurs harnachés de l’équipement des Blancs, en zigzags sur la crête, se profile la folie de cette expédition irréelle et réaliste.
Déjà les porteurs tombent, emportés au bas de la montagne, fétus de paille dans l’absolue splendeur de la montagne.
On tue les hommes d’un radeau pour ne pas les secourir, on explose le radeau porteur des cadavres pour ne pas les enterrer. L’horreur est en marche. La déshumanisation de mise.
Alors le prêtre s’empresse de dire qu’il est avec le pouvoir, car l’Église a toujours été du côté du pouvoir.
Les femmes dignes, dans leur chaise à porteurs, tâchent de garder un doux visage de femme. L’une doit accepter que le père de l’autre soit responsable de la mort de son époux. L’horreur en marche.
Sous la passion du gain, l’appât de la conquête, on descend lentement, très lentement, le cours de l’Amazonie promise à une perte calculée d’avance. La première expédition mourra, mais à force de siècles les hommes y parviendront.
Il faudra alors arrimer les jungles à notre civilisation de conquistadors ultimes. Il faudra alors que le monde se désarticule, que les jungles se rebiffent, que les cours d’eau charrient des colères.
Les indigènes cannibales sont l’exutoire de notre revanche. Notre miroir censé nous signifier que nous sommes bons, civilisés, donc que les dieux sont avec nous – tels des Romains justifiant leurs conquêtes par la paix établie. Ou des Américains justifiant leurs conquêtes par la liberté promise.
La femme entre dans la forêt pour que la forêt la mange. Belle, digne, en ses plus beaux atours, apprêtée pour mourir et ainsi rejoindre l’époux sacrifié par un Aguirre sanguinaire.
Aguirre est la colère de l’eau face à la nature qu’il entend soumettre. Son regard fixe et bleu d’un Kinski étincelant a pourtant déjà dépassé l’humaine mesure. La folie se tapit dans ses yeux trop clairs.
L’autre femme meurt debout, de famine et de soumission, devant son frère niant toute réalité s’opposant à sa volonté de toute-puissance – tel un Trump en déni de réel perpétuel.
Aguirre veut déployer sur les mondes sa soif de pouvoir et de biens matériels, tâche de dominer la nature souveraine, proclame que les deux berges du fleuve, pleines de lianes et d’indigènes, lui appartiennent, se déliant de la souveraineté royale, s’autoproclamant roi de la jungle.
Sa folie, celle des conquistadors, est celle que tout le cartésianisme a déroulé après la Renaissance – homme au centre de l’univers, niant les dieux certes, mais se prenant pour dieu, maître de lui-même comme de l’univers, mesure de toute chose.
Les femmes n’ont pas réussi à atténuer de leurs robes douloureuses mais luxueuses la sauvagerie de l’hubris masculin.
Aguirre est le début de notre catastrophe ; il signe l’hubris écartelé sur les jungles des mondes, en dépit des morts peuplant le radeau de la méduse des désincarnés ultimes.
D’un bout de papier ridicule il se proclame le maître des rives pleines de jungles.
Et lorsque l’encre a disparu, bue par un déséquilibré l’ayant prise pour une potion ultime dans les images de la faim et de la soif, alors l’écriture du narrateur disparaît, et avec elle la civilisation imbue d’elle-même, royale et conquérante.
La sauvagerie semble l’emporter, mais la sauvagerie de la nature disparaîtra au profit de celle de l’homme.
La civilisation devient civilisation sauvage et destructrice. Encre bue, écriture bannie, radeau plein de morts ou demi-morts illuminés, Aguirre se proclame seul maître – de la jungle.
Délire mais prémonitoire. A cette expédition échouée sur le bord de l’orgueil, répondront d’autres expéditions ravageuses, jusqu’à ce que l’Amazonie cède, déforestée et exsangue, ou brûle – aidée des exploiteurs mercantiles animés de calculs éclatants.
Aguirre est la première manifestation du capitalisme au sein de la jungle, semi-échec car à terme le radeau plein de morts cédera la place à d’autres humains plus organisés, semeurs de morts aussi – parmi les arbres et les indigènes non compris, caricaturés – tantôt pacifiques tantôt cannibales au gré des humeurs des Européens falsificateurs.
Une fois l’encre bue, l’écriture éconduite, la civilisation devient la mort d’elle-même. Après la parodie de jugement, la justice des civilisés sombre dans le parjure. La Bible ridiculise les humains de pacotille tuant les Indiens pour blasphème – le livre est incivilisé par dénégation.
L’expédition avait emporté avec elle autant de canons que de nourriture. Donc la faim est la morsure dernière de la jungle violée.
Mourir de faim est lent. Un cheval abandonné dans la jungle nous regarde, regarde le radeau disparaître, regarde la soi-disant civilisation illuminée et flottante disparaître sur l’Amazonie indifférente. Des singes envahissent le radeau, la jungle envahit ce qui reste de la superbe des civilisés de rêve.
Fièvre. Un navire accroché en haut des arbres signe la folie dernière.
Notre siècle est la conséquence décomplexée des conquistadors révolus et furieux.
(Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, 1972)