Un art religieux ?
Cinquante regards sans nom :
imprimés sur de grands voiles blancs,
ils tombent dans l’ombre
que déchirent par endroits maigres lumières d’ampoules.
L’historienne Guitemie Maldonado
relie Les Regards à ces Véroniques
que Christian Boltanski a composées quinze ans plus tôt :
tirées sur papier translucide, photographies
serrées dans des cadres aux proportions de cercueils ;
dans le tiers supérieur, grâce à des lampes,
émergent des visages, mais déformés :
à travers le papier sur lequel leurs traits se révèlent,
on distingue en effet de longs linges,
linceuls formant des bosses qui plus ou moins
poussent ces visages vers nos yeux ;
tandis que tout le reste, opaque, plonge dans l’ombre…
Mais ici, dans Les Regards, observe-t-elle,
seule n’est conservée qu’une portion du visage :
les yeux (et les narines) ;
le reste non pas dissimulé mais hors d’œuvre.
Pour toi qui évolues parmi ces rideaux,
de ces grands yeux ouverts
-chaque voile mesure 2m50 sur 4-
«Pour mieux te voir, nous dit la grand-mère, dans le conte… »
mais qui ne voient pas puisqu’ils ne sont qu’images,
et donc à voir,
émanent des regards,
dans les ondes mortes mais puissantes desquels tu nages.
Car telle est ton habitude : lorsque tu vois
une image d’yeux,
tu penches à imaginer qu’un regard en sort.
En réalité, c’est de toi-même, c’est dans ses dépôts
-souvenirs de réels regards
déposés dès l’enfance dans tes yeux,
ou jetés, irréels, comme un paysan sème,
dans l’obscurité d’une salle-
que ton âme puise pour le confectionner.
Pour conclure en deux mots sur cette œuvre :
anonymat,
car, contrairement au visage qui s’imprima, dit une légende,
sur le voile dont Véronique épongea le Christ,
ces yeux ne portent aucun nom ;
métonymie,
car les expressions que tu lis dans ces yeux
te lient à des histoires qui respirèrent,
celles de ces individus sans doute morts aujourd’hui
(et l’historienne relie aussi Les Regards
aux antiques portraits du Fayoum) ;
à tes vécues encore, dans lesquelles puise à ton insu
le regard que toi, vivant, portes sur eux.
Lire, lier, relier
vivants aux morts, disparus et paraissants,
je m’interroge,
cela ne regarde-t-il pas la religion ?
Notes :
Rétrospective Christian Boltanski, Faire son Temps, au Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris, du 13 novembre 2019 au 16 mars 2020.
Guitemie Maldonado in Connaissance des Arts, hors-série n°888.
Sinon la religion, peut-être au moins le sacré que le fragile de l’humain (mémoire, émotion, projet, corps sensible, jouissant ou vulnérable), porte en lui et transfère tout vif dans un no-man’s-land qui transcende l’homme, la fraternité, un nom parmi d’autres de cette chose-là, qui indépendamment de la reproduction de l’espèce, crée des semblables totalement uniques. Regarder des regards, des lumières disaient les poètes latins, c’est accéder à cette oxymore, à la désirable humanité. Oui le regard du regard est un sacre.
En particulier quand ceux qui -du fait de l’artiste- nous regardent encore, ne sont plus. Il y a là un paradoxe émouvant : nous qui sommes, nous sentons regarder par des regards qui ne sont plus ; comme si l’image enfermait encore une goutte de vie.