Premier contact
Saviya Lopes : « Quand la beauté physique est représentée/idéalisée par les médias populaires dans les temps actuels, cela réduit de fait les corps à des objets sexualisés. L’œuvre Tenue d’anniversaire se compose de vêtements qui sortent purement et simplement de l’usine. L’usine en elle-même est une critique de la sexualisation des vêtements genrés. Au moment où ils en sortent, les vêtements ne se limitent pas à une forme strictement définie ou à une élaboration sociale. Ils acceptent donc en eux nos corps comme ils sont. »
Saviya Lopes : « La réduction des femmes et des filles à des objets sexuels dans les médias est liée à la violence qui est universellement exercée contre elles. Il n’y a malheureusement pas de réponse simple à la question de savoir pourquoi tant de femmes/filles sont si souvent victimes de violences et de viol. Néanmoins, quand les femmes et les filles sont objectifiées de manière répétée et leurs corps hypersexualisés, les médias contribuent aux stéréotypes nuisibles sur les genres, qui souvent banalisent la violence contre les filles. L’œuvre A l’âge de sept ans réfléchit sur les violences sexuelles en Inde qui sont fondées sur l’appartenance à une caste, ici, celle des Dalits ou Intouchables. J’essaie de faire exister cette fillette de sept ans qui a été violée et assassinée. »
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Saviya Lopes est une jeune femme de vingt-sept ans, qui vit à Bombay, capitale de l’État du Maharashtra, qui compte 112 millions d’habitants. Elle est artiste plasticienne et dirige aussi un centre d’art associatif nommé la Clark House Initiative. Ses œuvres ont été exposées à la Biennale de Dakar, en Irlande, en Corée du Sud et au centre Pompidou à Paris. (P. H.-SC.)
Lopes, un nom portugais
La Thérèse que je connais
Je suis née dans une famille catholique et j’ai été élevée dans un endroit nommé Baçaim en portugais, connu maintenant sous le nom indien de Vasai. Ce lieu a une grande histoire qui reste souvent inaperçue des gens. Une histoire oubliée à un certain moment et qui s’inscrit dans le contexte de la colonisation. Je tire mon nom de famille et ma culture précisément de cette histoire de Bassein (qui est un nom britannique cette fois) comme colonie portugaise. Cela fait aussi partie de ma pratique artistique dans laquelle je ne cesse d’interroger et d’explorer mon héritage et mon histoire. Je me demande par exemple si je suis une descendante portugaise ou non. Et aussi le fait, qui est une part de mon identité, d’être de religion catholique en Inde, je dois dire que je me suis battue plus d’une fois pour l’expliquer et le justifier.
Le Fort Saint-Sébastien de Bassein (Fortaleza de São Sebastião de Baçaím) était une place forte importante de l’empire colonial portugais en Inde, qui débuta en gros avec la seconde expédition de Vasco de Gama au XVIe siècle et prit à peu près fin vers 1870 du fait des Britanniques.
L’Inde compte 17 millions de catholiques, soit un peu plus de 1% de la population actuelle. Les premières communautés chrétiennes seraient apparues il y a deux mille ans (Église de Malabar fondée par saint Thomas). Ensuite, une seconde évangélisation eut lieu au XVIe siècle après l’arrivée de Vasco de Gama. (P. H.-SC., source Wikipédia)
Grandir dans une famille catholique en Inde peut être difficile pour une femme étant donné que le catholicisme en tant qu’institution est très patriarcal. Bien que cela m’ait amenée à des conflits, je ne peux pas dire que cela m’ait beaucoup nui. Sans doute parce que mon grand-père maternel était un homme de grande expérience. Il avait travaillé à Freetown en Sierra Leone. Et je pense que le fait qu’il ait vécu et travaillé en Afrique loin des siens a vraiment changé la manière de voir de sa famille une fois qu’il est revenu en Inde.
Je n’ai pas toujours été quelqu’un d’intéressé par la famille ; mais au bout d’un certain temps j’ai été initiée au féminisme et à ses actions dans le domaine de la culture, et j’ai commencé à observer les femmes autour de moi dans ma famille. En particulier, ma grand-mère et ma mère. J’ai toujours su que les femmes géraient les affaires domestiques, mais j’ignorais qu’elles pouvaient même être le chef à la maison. C’est là que j’ai compris que je devais travailler avec elles quand je parlais d’avoir une pratique consciemment féministe. Dire leur vie. Parler d’elles. De la manière dont elles se voient dans une société dominée par les hommes. Et d’une certaine manière j’avais à ma portée trois générations de femmes (en me comptant moi-même) et leurs points de vue sur le féminisme.
Je crois qu’un artiste a une sorte de pouvoir magique grâce auquel il peut apprendre à se former lui-même. Le fait que l’art peut véhiculer tant d’émotions. Et il est stupéfiant de voir que nous pouvons faire beaucoup plus que de créer un simple plaisir visuel avec nos mains. L’art est doté d’une capacité particulière pour favoriser les processus d’apprentissage.
A propos du développement de la personne, je vois dans la couture un moyen d’acquérir de la confiance en soi. Elle m’aide à développer mon attention et ma concentration tout en m’apprenant l’importance de la patience et du contrôle de soi. Il y a un sentiment de réussite qui vient quand on devient capable de faire quelque chose soi-même. Ce sentiment vous accompagne tout au long de votre travail de couture. Et c’est une chose que j’ai apprise de ma grand-mère maternelle. Je me rappelle combien elle était absorbée lorsqu’elle cousait ou brodait. C’était une sorte de méditation pour elle. J’ai de la reconnaissance envers ma mère et ma grand-mère parce qu’elles m’ont appris à coudre et à broder. Et j’ai toujours dans un coin de ma tête la pensée qu’en recourant aux manières de faire de ma grand-mère maternelle dans ma pratique artistique, je m’engage dans un acte de décolonisation de l’esprit : plutôt que de permettre à la culture consumériste de s’emparer de ma vie quotidienne, j’ai le pouvoir de protester, de me révolter. Cela me rappelle comment la couture, la broderie et les autres travaux manuels peuvent être des armes puissantes dans le combat contre le fascisme et le patriarcat. Je me dis que ce sont vraiment des outils à la fois puissants et historiquement importants.
Quilt me a story
Quand ma grand-mère raconte que traditionnellement les femmes apprenaient à broder, à piquer à la machine et à coudre comme une façon d’acquérir les « caractéristiques de la femme », cela montre qu’elles apprenaient tout cela pour prouver à la société qu’elles étaient bonnes à marier. Capables de suivre un modèle, d’être ordonnées et obéissantes, et de rester enfermées à la maison plutôt que de sortir. Mais cela posé, il n’y avait cependant aucun moyen de contrôler ce qu’elles pensaient réellement tandis qu’elles étaient absorbées dans la couture ou la boderie.
Coudre non seulement me calme mais m’aide aussi à penser à de nombreux problèmes : est-ce que je suis en train de poser une empreinte sur le monde ou pas ? Est-ce que je contribue réellement au changement que je veux voir advenir ? Choisir un support d’expression, c’est déjà une façon de s’exprimer, et son emploi a souvent été pour moi un choix réfléchi. Et je dois avouer que j’ai un penchant pour la couture et la broderie prises comme protestation, parce que cela montre que ce qui est personnel est aussi politique.
A propos de ce «personnel qui est aussi politique », je ne peux m’empêcher de penser à ce corps que nous avons tous. J’ai toujours aimé le corps pour sa forme, comme une forme. C’est la première chose qui est pour nous le support de nous-mêmes, physiquement et mentalement selon la dualité que le corps a. Je suis souvent stupéfiée par l’apparence simple du corps alors qu’en réalité il est si complexe. Par le fait que les corps déterminent parfois la culture, la beauté, certaines caractéristiques formelles. Je suis impressionnée de voir comment chaque jour le corps fonctionne comme un espace habité par diverses émotions (sans oublier le travail affectif qu’il peut nourrir). Et comme support le corps nous montre l’effectivité du passage du temps aussi.
Yes, she is a virgin
Je me rappelle quand je travaillais à Oui, elle est vierge, je tentais d’apporter un point de vue sur les mutilations génitales des femmes qui limitent leur corps en ce qui concerne leur sexualité et leur bien-être sexuel. Et pendant que d’un côté j’essayais de dire que les traditions culturelles se dressaient ou bien étaient utilisées contre le fonctionnement du corps féminin, d’un autre côté, je faisais une œuvre pour une exposition à l’IMMA (Irish Museum of Modern Art), dans laquelle je reconstituais une image de cette partie du corps féminin qui était perçue comme honteuse dans l’autre ouvrage. Ainsi, dans une œuvre vous pouviez voir que les parties génitales de la femme étaient cousues, tandis que dans l’autre, elles étaient montrées comme un signe de pouvoir.
But She had nothing to show for all her labour ( IMMA)
Après avoir dit cela, je voudrais ajouter que tous nous ne savons pas accepter, ni nous accepter nous-mêmes ni accepter les autres. Heavenly bodies est l’une de mes œuvres en cours où l’intention dans le choix de sculpter des bustes humains est de donner de l’importance à chacun et à tout le monde. De respecter l’individualité de chacun et de ne pas mettre les gens dans des catégories telles que des formes, des objets, des thèmes. Parce que nous voyons aujourd’hui la lutte pour accepter notre propre individualité en faisant tomber caractéristiques corporelles et couleurs de peau. Aucun corps particulier, aucune couleur de peau, aucun genre ne peuvent définir la valeur de cette individualité.
Heavenly bodies
Une autre raison pour laquelle je travaille sur le corps féminin c’est que je rencontre tant de femmes qui s’interrogent sur l’image de leur corps ou l’apparence de leur visage. Cela me tourmente de penser combien les femmes sont soumises et comme on nous a appris à aspirer à peu. Il y a tant d’obstacles à l’expression féminine. C’est pourquoi mes œuvres tournent autour de la réflexion féministe.
L’expérience africaine
Au sujet des références à l’Afrique que je fais dans mes œuvres, je dirai qu’elles viennent de mon grand-père qui a travaillé à Freetown en Sierra Leone. Bien que je n’aie pas eu la chance de le connaître en personne, son expérience nous a été transmise par ma grand-mère à travers des récits oraux de son voyage. Le plus souvent elle nous racontait ces histoires tandis qu’elles cousaient des couvertures en patchwork pour la famille.
Les archives que j’utilise dans mon travail appartiennent à mon grand-père et datent de l’époque où il était à Freetown. J’utilise ces archives personnelles parce que nous oublions souvent combien de telles archives sont importantes. Combien elles contiennent le point de vue d’une personne sur ce qu’elle a vécu. Elles racontent des histoires et accroissent le sentiment de l’identité et la compréhension des cultures. L’intimité que je trouve dans ces archives ne se trouve pas dans les dispositifs de conservation collectifs, sociaux et officiels. Elles nous en disent plus sur les individus et les institutions. Le recours à ces archives familiales dans mon travail vise à comprendre si ces biens personnels que forment les archives familiales peuvent être interprétés plus largement comme donnant lieu à des récits historiques ou contemporains. En effet il y a peu de recherches qui explorent la relation entre la sphère publique et la sphère privée à travers les biens domestiques. Ce projet veut aussi examiner les différentes relations entre les histoires familiales et un plus large contexte social.
La Clark House Initiative
J’ai rejoint la Clark House Initiative en 2015. J’avais visité l’espace comme toute étudiante d’art. Mais de tous les espaces que je connaissais, celui-là avait quelque chose de plus qui me séduisait. J’ai été accueillie à bras ouverts. Les artistes étaient tous très encourageants. C’était un espace d’exposition indépendant. Et il était très ouvert à des expressions fondées sur l’identité. Cela voulait dire qu’on pouvait rencontrer beaucoup d’artistes venus de différents horizons et dont les approches étaient dénuées de toute hésitation quant aux identités personnelles. Et je pense que cet espace offrait à chacun beaucoup plus que les autres.
Quand on m’a proposé la direction de ce lieu en 2018, j’étais tout à la fois bouleversée et effrayée. C’était une énorme responsabilité. Quelque chose d’inattendu pour moi car j’avais alors vingt-quatre ans. A cet âge je pensais en permanence à ma pratique artistique et au fait que je n’avais pas assez de temps à lui consacrer à cause de responsabilités que j’avais déjà dans cet établissement. A cette époque je n’avais pas d’objectif pour cet espace, tout ce que je savais c’est que je devais inclure plus de femmes dans le programme. Pour qu’il soit plus inclusif. Et je l’ai fait avec l’aide de mes collègues. J’aimais la manière dont l’espace fonctionnait pour les prises de décisions. La participation de toute personne travaillant dans ce lieu aux décisions m’a même aidée à me sentir beaucoup mieux qu’avant.
Et bien que la Clark House Initiative ait rencontré un réel succès, le lieu a dû fermer. Pour pouvoir parler du succès d’un tel espace, il faut aussi reconnaître son échec. En tant que lieu artistique, comme c’était le seul endroit qui proposait une ouverture sur des artistes issus de communautés opprimées*, il aurait dû tenir grâce à ce parti pris. Et quand je parle de communautés opprimées, je regarde les femmes comme faisant partie de ces communautés. J’ai compris alors que se placer dans une position de supériorité par rapport aux réalités n’aide pas à faire vivre de tels espaces. Nous vivons dans une approche consumériste du monde, c’est notre bulle.
*Les Intouchables (200 millions, 16,5% de la population) ou les Aborigènes (100 millions, 8,5% de la population), par exemple (P. H.-SC., source Wikipédia)
La famille qui hébergeait le centre gratuitement depuis pendant huit ans, a eu besoin de l’espace et a récupéré les lieux en 2018, de sorte que nous avons dû partir. La même année, un des co-fondateurs a été accusé de harcèlement sexuel au cours de la campagne de MeToo qui a atteint l’Inde en 2017. Cela nous a conduits à prendre nos distances par rapport à un environnement toxique.
La fermeture de l’ancien espace en dit beaucoup sur le prétendu support sur lequel son existence reposait, bien qu’il ait donné un élan à des amitiés et à des liens très puissants à travers le temps. Il a permis à des artistes de se rencontrer quelles que fussent leurs origines, de parler en toute liberté des castes, des classes, des genres, de la politique, de l’activisme et de l’art. Il leur a fourni un lieu où travailler tous ensemble. C’était une sorte d’abri où chacun pouvait parler librement sans peur. Et je pense que la fermeture met en lumière l’idée de suppression, la hiérarchie à laquelle nous avons affaire dans le système artistique dans lequel nous sommes, et la recherche de l’égalité, parce que l’autorité supérieure peut toujours imposer le silence à ceux qui commencent à l’interroger sur les discriminations de classes et de castes. Cette fermeture interroge la survie de tels espaces. Alors, oui, il y a eu des difficultés auxquelles je ne m’attendais pas, mais cela m’a aidée à devenir plus forte. Je voudrais vraiment remercier mes collègues pour leur soutien constant et vigoureux.
Bien que les activités de la Clark House Initiative soient actuellement en suspens à cause de la pandémie et du manque de lieu, nous espérons pouvoir faire bientôt une nouvelle programmation. Si j’avais à un but à atteindre, ce serait de faire accepter comme normales les notions d’«acceptation» et d’«accessibilité». Toutes deux nous permettent de traverser et d’habiter l’espace.
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Pour conclure
Sexe : féminin /Âge: 7 ans / Caste : Intouchables
Photos : © Saviya Lopes