Ces petits riens…
À l’occasion de la sortie d’un film, retour sur un autre film en résonance avec lui. Il peut s’agir d’un film du même réalisateur, ou avec les mêmes acteurs, ou traitant du même thème ou d’un thème semblable. Il peut aussi s’agir d’un effet d’intertextualité, ou d’une correspondance formelle. Des petits riens… « c’est déjà beaucoup ».
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À l’occasion de la sortie de La Vérité, de Kore-Eda Hirokazu (2019)
Maquereau mariné et kimono d’été
En sélection officielle du Festival de Cannes 2015, Notre petite sœur, le film de Kore-Eda, divise la critique française. Avalanche de « mièvrerie » (Cahiers du cinéma) et de « bons sentiments » (Nouvel Observateur) ou « grand film délicat » (L’Express) et « bijou de sensibilité » (Studio Ciné Live) ?
Le titre original nous donne une piste : Umimachi diary, « le journal de la ville de la mer ». Adapté d’un manga en huit volumes de Yoshida Akimi, le film ne raconte rien, ou si peu qu’on peut le résumer en quinze mots. Aux obsèques de leur père, trois sœurs s’en découvrent une quatrième, et la recueillent. C’est tout. Cela fait un journal intime (tenu par l’une des sœurs), une chronique provinciale, un quadruple portrait de femmes, octuple en fait, car aux trois sœurs plus une s’ajoutent la mère des trois premières, le souvenir de celle de la petite sœur, une grand-tante, et une émouvante restauratrice. Les actrices sont admirables de retenue, Hirose Suzu en tête. Les quatre personnages masculins sont secondaires mais soigneusement écrits. Collègue, ami, petit-ami, réel ou potentiel. Ils sont là, discrète présence respectueuse.
Il pleut beaucoup dans le film ; pas une pluie froide, mais une pluie d’été qui n’a pas l’air désagréable. Cela délave les paysages, et confère à la petite ville de bord de mer une douceur de teintes. Tout est d’ailleurs non pas dilué — c’est cela qui serait mièvre —, mais suggéré comme les contours d’une aquarelle, comme la brume ou le dégradé des estampes ukiyo-ê. Les « images de ce monde flottant » qu’offre le film sont des instantanés de cette communauté de quatre sœurs dissemblables et complémentaires. Qu’est-ce qui les unit ? La joie de vivre, le respect et l’estime, la confiance et la pudeur, malgré les fêlures, sur lesquelles le scénario ne s’appesantit pas. L’aînée serait-elle psychorigide ? Infirmière dévouée, elle entretient une relation sans beaucoup d’espoir avec un médecin ; elle tient rancune à sa mère, mais une belle scène apaisera ces ennemies pas si inflexibles. La cadette semble plus légère (elle boit, elle change de petit ami), mais elle se révèlera délicate avec ses clients en difficulté financière. La benjamine paraît un peu fofolle, mais fait le lien dans cette sororie. Quant à la petite dernière, quinze ans, si elle trimballe une sacrée culpabilité, le tact de ses aînées, sa place décisive dans l’équipe de foot du collège, l’empathie générale de tous ces gens : tout cela l’intègre généreusement et harmonieusement à la communauté.
C’est que ce film montre une conjonction de petits riens. On ne s’embrasse pas, mais on se love. On bouquine. On mange tout le temps. On fait ses dévotions, et le petit rituel de prière est simple, gai et chaleureux (si on pense aux lares romains ou au palo monte cubain, c’est que ce microcosme ultra-japonais a quelque chose d’universel). On formule quelques reproches. La seule fois où on crie, c’est pour se sentir exister et s’affranchir des personnalités toxiques qui encombrent l’existence. Le cadre montre les quatre sœurs couchées dans le salon, ou accroupies à table, ou face caméra sur le perron après la pluie. Il est question de cerisiers en fleurs, de kimono d’été, de feu d’artifice. Trois cérémonies mortuaires rythment le film, mais on n’y est pas triste ; juste ému, juste rassemblé. L’amie restauratrice, mère nourricière de substitution, lèguera l’amitié, et la recette des maquereaux marinés.
Car c’est un film sur la transmission. De la maison, et de la cuisine : crevettes, maquereau sous toutes ses formes, friture d’alevins, condiment parfaitement salé. Le charme du film se niche dans les événements ténus, ces petits riens : dans cette famille recomposée, la maison et les repas, trésors qu’on hérite, sont des territoires de partage, propices à l’épanouissement individuel des membres de cette collectivité solide et douce comme un paysage d’Hiroshige dans la brume.
Mon être vibre à la lecture telle une feuille applaudissant à la vie de ce film.
Sur le lit de cérémonies funéraires (si j ai bien saisi), des histoires de vie où le léger et le grave sans l’apitoiement se vivent, le subtil en creux est saisisable. La plume précise met en relief les sillons de la transmission depuis l’outre-tombe…
Dans l’ici et maintenant, je ne me fais pas prier,ni mariner pour le voir.
Merci!
Aïssa
Merci à toi, Aïssa. Quand tu l’auras vu nous en parlerons.
Et voilà le Japon comme on l’aime, reçu souvent comme mièvrerie parce qu’on se trompe sur les petits riens, auxquels Gainsbourg avait rendu un hommage pertinent car plus lâché que ses pétillements ordinaires. Ces petits riens, dans un univers où le respect de la bulle vitale de l’autre , au rebours de la globalisation du culte ombilical expansif là-bas comme ici, est appris en slurpant ses premières cuillères de soupe miso, sont les audaces pudiques de sujets et non d’egos qui vont faire d’une main légère un signe tendre à d’autres bulles. Dommage, je l’ai raté…oui j’ai eu peur du gnangnan, mais je n’étais pas encore allée au Japon.
A voir aussi du coup si tu es mieux équipé que moi en cinémonde internautique, Chaque Jour un beau jour, titre français Dans Un Jardin qu’on dirait éternel, de Tatsushi Omori, avec Kiki Kirin et d’autres belles actrices, où le dérisoire et méticuleux rituel de la cérémonie du thé , succession de petits riens, n’est rien moins que le chemin paisible et partagé vers l’acceptation revigorante du temps.
Oui, L.-A., c’est exactement ça. J’ajoute que je ne suis pas du tout familier du Japon, et je confesse que jusqu’à présent je ne m’y suis jamais beaucoup intéressé ; mais l’ambiance de ce film m’a fait voir les choses autrement. J’essaierai de voir celui dont tu parles. Kiki Kirin joue dans « Notre petite sœur » et je l’ai vue dans deux autres films de Kore-Eda.