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Ce texte est le troisième d’une série autour d’Ohitza paru aux Éditions POÉTISTHME, un recueil entre mots et photos, villages et déserts, villes et rivages… Les photographies sont issues du fonds personnel de Louis Ausquichoury. Ohitza a été composé en sa mémoire, sur proposition de loan diaz à Anne Barbusse. Trois générations, trois sensibilités face à l’histoire se croisent et se diffractent dans le regard porté sur ces images qui disent le passage d’un homme et l’héritage d’un monde.

*

Que dire du titre ? Pour peu qu’on soit lecteur basque, le sens nous échappe, une sonorité exotique se dégage. Cela tombe bien, cela formalise l’intention de l’œuvre. Amener le lecteur à s’interroger avec le poète sur le sens des photographies qui jalonnent la lecture et source de la poésie. Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerai citer un passage de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss.

 

Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre ! Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d’événements insignifiants ? L’aventure n’a pas de place dans la profession d’ethnographe ; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin ; des heures oisives pendant que l’informateur se dérobe; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie […].
Les vérités que nous allons chercher si loin n’ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d’écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire: « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu’une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque », un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer ?
Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. L’Amazonie, le Tibet et l’Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyage, comptes rendus d’expédition et albums de photographies où le souci de l’effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu’on apporte. Loin que son esprit critique s’éveille, il demande toujours davantage de cette pâture, il en engloutit des quantités prodigieuses. C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur ; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu’au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura sanctifiée par un parcours de vingt-milles kilomètres.

 

Nous voilà prévenus ! Ohitza n’a pas la prétention d’être un ouvrage savant. Les écueils si justes entraperçus par Claude Lévi-Strauss n’ont donc ici pas de réalité saillante. Et nous lui répondrions même que, oui, à nos yeux, de « si pauvres souvenirs méritent que nous levions la plume pour les fixer ». Louis n’était pas ethnographe, Anne et Loan ne le sont pas plus. En revanche, ils pratiquent l’un la photographie, les autres la poésie.

Et en même temps, les critiques émises au début de Tristes Tropiques préfigurent tout de même certaines difficultés dans l’entreprise d’un ouvrage qui souhaite convoquer à sa manière différentes mémoires. Car Ohitza se retrouve à la confluence de plusieurs d’entre-elles. Envisagée comme une expérience intergénérationnelle, sa conception tient à trois manières d’être au monde.

On pourrait s’interroger sur la finalité d’une telle expérience. Serait-ce partager une mémoire comme on décide de partager une relique, au risque de briser son unité ? Serait-ce davantage de construire un pont dans le temps pour perpétuer une perception, un discours, une tradition ?

La principale pierre d’achoppement de ce projet est de ne pas se convaincre de lui donner un sens et une finalité bien précise. Un engagement, un positionnement politique, une observation discrète du changement profond des sociétés, du rapport à nos loisirs et à l’autre. Tous ces mouvements n’émergent que par l’interaction entre œil et mot, entre des temps qui se confrontent et se frottent comme des pierres de feu. Par le biais de subjectivités qui se saisissent de clichés pris par un homme qui n’aurait jamais soupçonné les voir questionné de la sorte.

L’ouvrage engage et perpétue un dialogue sur l’un des problèmes fondamentaux de l’existence humaine. L’irréductibilité de l’expérience face au langage. Comment exprimer le sentiment de celui qui pose son œil sur le monde qui l’entoure, qui n’est déjà que le sien et qui déjà fait face à ses propres limites d’interprétation ? Comment d’autant plus se livrer à l’exercice lorsqu’on ne partage pas la même époque ?

Au fond, il ne s’agit pas de dire ce qui a été, ni de jurer fidélité à un réel qui par essence nous échappe à travers tous les pores du temps. Il s’agit de faire de ce carrefour aux sens divergents, l’expérience d’un possible commun sensible.

Même si.

Même si les mots ne sont pas les mêmes, même si les chemins esthétiques que nous prenons sont radicalement opposés. Nous appliquons notre droit à l’observation, en vertu de la curiosité qui constitue l’une des qualités les plus incroyables de notre espèce et du vivant. Chaque strate de lecture relève de l’exercice de cette curiosité.

Louis qui s’en va avec son appareil photo on ne sait pas vraiment dans quelle condition, mais qui photographie un monde, le sien et celui des autres, celui qu’il partage avec des êtres si différents et en même temps si profondément humains tout comme lui.

Que cherche-t-il ?

Anne devant ces photographies qui ne cherche pas à briser le verrou du sens, à l’extorquer mais davantage à entrer dans le secret de l’instant tout en reconnaissant humblement l’inévitable inexactitude des mots face à la situation capturée.

***

Loan, connaissant l’homme, ce vieux basque et partageant son intimité, éclaire les clichés de Louis et la poésie d’Anne par la sienne, nous interrogeant sur la permanence des choses. C’est en cela que réside la poésie de l’ouvrage. Manifester et assumer cet écart. Reconnaître notre défaillance à embrasser le réel projeté. Mais tout de même lui faire dire une vérité. Nous ne clonons pas, nous recomposons sans cesse et donnons de l’épaisseur aux événements. Pour qu’ils continuent d’exister.

C’est par la question suspendue, le surgissement deviné d’une émotion et d’une énergie particulière à l’instant de la photographie que s’opère la poésie. C’est toujours une question d’isthme, comme nous le croyons intimement. Faire passerelle entre l’histoire de cet homme, l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle. Faire passerelle entre les générations, entre les sensibilités, entre les femmes et les hommes de ce monde, des siècles qui précèdent et de ceux qui s’annoncent. Laisser un témoignage. Sens dérisoire mais expérience esthétique qui porte la jouissance d’être au monde et dit tout du commun qui nous lie.

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Avec toute la difficulté du sujet. Le sujet pris, la figure centrale des clichés. Le sujet c’est l’Histoire, mais c’est surtout l’homme avant l’histoire. La photographie dit autant de nous que du sujet, de celui qui prend que de celui qui est pris. La photographie nous contemple nous aussi lecteurs, là, maintenant, ensemble dans cette salle, dans cette ville, ancrés dans ce temps.

Anne Barbusse reconstitue ce dialogue, resitue l’intentionnalité et imagine la réception. Elle tente de comprendre le dialogue parfois sourd entre l’homme blanc qui se plante en un monde qui fait sans doute décor autour de lui, et l’homme non-occidental, sujet au cœur des compositions photographiques. Ou bien elle interroge ces pays traversés où déjà notre empreinte se pose comme une ombre, sur des paysages et des visages, avant même le grand mouvement des masses et le tourisme, et l’assignation tout entière de territoires à un récit fantasmé pour le loisir occidental.

L’évasion, la terra incognita qui n’est plus. Et enfin la rapacité de nos sociétés, leur hypertrophie géopolitique et culturelle. Hubris à vouloir couvrir le monde et sinon à l’encapsuler, comme un penchant irrépressible à esthétiser, exotiser, réifier tout ce qui n’est pas nous.

Hier déjà, aujourd’hui toujours.

***

Nous parcourons une époque, grâce à l’œil de Louis, accompagnés par les interrogations d’Anne et les réflexions de Loan. Nous observons des scènes de vie l’innocente course de jeunes filles dans une rue d’Égypte, un homme au keffieh qui fume son narguilé, des femmes en fichus dans un champ d’URSS, un homme en pagne qui danse au Sénégal, nous observons la vie qui s’écoule. Sans savoir si l’obturateur leur cogne le réel. Sans savoir si l’image corrompt déjà le sens originel de l’acte. Et parfois, quelques paysages s’élèvent, plus forts que le discours des Hommes, inconscients d’imposer leur vérité au photographe. Plus grand que le temps lui-même, l’œuvre du temps.

Ohitza est un tendre appel à ne pas ignorer l’affleurement que la rencontre de l’autre fait émerger. C’est littéralement ainsi que le projet est né. Loan qui rencontre Louis, Anne qui rencontre Loan et voilà qu’un nouveau relief s’extirpe de ces photographies laissé un temps à la poussière.

Et puis nous, qui rencontrons Anne et Loan, et rencontrons par la même occasion Louis en un recueil façonné par l’alliage de photographies et d’une parole poétique.

***

Nous voilà parcourant cette ténue langue de sens, enserrée par deux temporalités différentes. Nous voilà comme un isthme.

 

Kévin Balouin pour le Collectif POÉTISTHME

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