ECRIRE AVEC LES OREILLES
(Au sujet du renouveau de la musique baroque)
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- L’ŒIL DE L’ANGE ET L’ŒIL DU CHIEN
Frédérick HAAS est un claveciniste de talent passionné par la pratique et l’histoire de la musique baroque. En ce printemps 2025, il nous offre aux éditions des Belles lettres (collection Essais) une exceptionnelle réflexion en forme d’interrogation intitulée : « Musique baroque ? ». S’adressant bien sûr aux musiciens mais au-delà aux mélomanes et tout simplement aux curieux de culture musicale, il nous donne à lire, avec simplicité mais érudition, une étude intelligente visant à éclairer le mouvement de renouveau de la musique baroque engagé dans la seconde moitié du siècle dernier.
Articulé en cinq parties – partant de définitions et réflexions préalables pour aller (bien entendu) à la défense du clavecin comme instrument emblématique du baroque en passant par l’évocation de l’esprit des Nations, des langages et des pratiques – l’ouvrage propose avec un élan vital et un enthousiasme communicatifs de se déprendre de tout stéréotype pour atteindre l’essentiel des caractéristiques et des questionnements de ce mouvement musical couvrant les deux siècles allant de la fin du XVIème à la fin du XVIIIème siècle.
On en retiendra d’abord que, selon l’instrumentiste HAAS, distinction doit être faite entre les musiques anciennes et les autres, à savoir celles s’inscrivant dans une tradition de transmission directe. Ainsi pour l’apprentissage du piano est-il encore possible de trouver (même si HAAS admet que le raisonnement peut apparaître abusif) des « étudiants d’étudiants d’élèves d’élèves de Chopin lui-même » assurant de la conformité de l’enseignement avec la pratique du Maître. C’est peine perdue pour Bach ou Couperin ; faute de transmission directe, il convient pour l’instrumentiste de chercher en lui-même la disponibilité d’esprit et de corps susceptibles d’approcher le plus possible de ce qu’il pense être la vérité des musiques anciennes. Parmi celles-ci comment caractériser le baroque ? HAAS donne une belle et claire définition du genre : « L’esthétique baroque est la recherche de la plus grande tension possible entre des structures régulières, symétriques, prévisibles, rationnelles, et une ornementation irrégulière, dissymétrique, irrationnelle, imprévisible. Cette tension est ce qui produit l’expression. »
Et de rappeler que cela ne concerne pas que la musique : la force du théâtre racinien ne vient pas tant du texte lui-même dont une plate lecture annihile la puissance et la réduit à une versification au rythme ennuyeux. Le baroque s’exprime là dans la tension entre régularité du rythme et déclamation non naturelle, fabriquée, en quelque sorte ornementée par des accents toniques non usités dans le langage courant. C’est par cette tension dissymétrique que Racine crée une expression théâtrale unique qui véhicule toute l’intensité des émotions des personnages.
Frédérick HAAS en vient ensuite à s’interroger sur les déterminants historiques ayant permis, entre les années 1960 et 1980, le renouveau de la musique baroque. S’appuyant sur un sérieux argumentaire, il en conclut que le vaste mouvement d’idées autour du structuralisme est venu à cette époque remettre en cause les traditions post-romantiques et bourgeoises fondées sur la suprématie de l’interprétation conçue comme nécessairement conforme à une expressivité cataloguée en styles figés (Renaissance, antique, classique XVIIIème siècle, gothique, roman, oriental…) sans compréhension de ses déterminations historiques. Au contraire, apparaissait dès les années 1960 une approche révolutionnaire portée par des musiciens (à la fois interprètes et compositeurs) mettant en avant le concept d’objectivité : objectivité de pratiques éclairées par un rapport historiquement informé à l’étude des textes, par la remise en état de jeu d’instruments anciens, par la réalisation de copies convaincantes, par la réaffirmation des structures de l’écriture musicale auparavant diluées par des générations d’interprètes oublieux des intentions initiales des compositeurs au profit de la reconnaissance de leur expressivité toute personnelle souvent marquée par une lourde sentimentalité alimentant leur recherche d’un romantique vedettariat.
Comme souvent cette volonté de retour aux sources devait parfois pousser le balancier un peu loin. « En réaction naturelle à une longue période de régression, on partit à la recherche de formes épurées et nues laissant apparaître le jeu de leurs structures, souvent même réduits à leurs structures… » écrit Frédérick HAAS. Par réaction, les pionniers du renouveau de la musique baroque étaient tentés de porter la bannière de leur (illusoire) objectivité vers le renoncement à toute trace (impure) d’expression. Alors le froid désir de régénération cristallisa les passions tristes de musiciens épris de distinction. Cette phase adolescente est aujourd’hui dépassée et interprètes et publics avisés partagent à la fois conscience des structures qui constituent le baroque et intérêt de s’opposer à ses rigidités. Ainsi peut s’exprimer la pleine créativité des musiciens baroques contemporains qui, de fait, retrouvent l’intentionnalité initiale des Rameau, Bach ou Monteverdi : chercher la nouveauté, privilégier le vivant, ne pas craindre le décalage avec son temps…
Pour déconstruire mythes et stéréotypes au sujet de la musique baroque, HAAS utilise une parabole éclairante : celle du tableau restauré. Et de nous raconter l’histoire fictive de cette belle fresque Renaissance d’un vieux couvent défraîchi d’une grande ville européenne. Vient le temps où les fonds sont réunis pour la restauration, en premier lieu de la partie la plus abîmée laissant apparaître un bel œil intrigant. S’appuyant sur ses connaissances (mais orienté par ses a priori) et sur l’analyse du côté le moins détérioré de l’œuvre, le restaurateur croit y déceler la présence originelle d’un ange. Ce peintre académique habile et bon connaisseur du maître ancien s’attelle alors à reconstituer le fragment manquant. La restauration achevée, celle-ci connaît un retentissement majeur à l’origine du développement touristique du lieu. La figure de l’ange est reproduite en cartes postales et colifichets divers avec un succès inattendu. Elle devient le symbole de la ville, du pays, d’une époque, d’un goût, d’un style. Seuls quelques connaisseurs à l’esprit contrarié semblent chagrinés de la situation. Ils entreprennent de longues recherches dans de vieux manuscrits et finissent par dénicher les preuves irréfutables que l’œil n’est nullement celui d’un ange mais… d’un chien !
La parabole de l’ange et du chien dit combien il est périlleux, dans le domaine de l’art, d’affirmer des vérités définitives sur la base de connaissances lacunaires, de convictions erronées, de croyances. « Lorsqu’il s’agit de musique, les choses, fugitives par nature, sont plus insaisissables encore » nous dit HAAS, ajoutant aussitôt « Et après tout, si l’ange est bien fait et rencontre nos sensibilités présentes, il n’ y a pas grand mal. » concluant qu’au final, c’est bien contre l’angélisme de nos certitudes qu’il faut lutter.
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Y A QU’A DANSER
Bourdieusien en diable, HAAS invite les baroqueux et les autres à se déprendre de leur habitus, à interroger sans cesse les modes de pensée et d’action dominants qu’on croit naturels en rappelant qu’aucune connaissance théorique n’est crédible si elle n’est pas fondée sur la longue expérience du corps et de la main que ce soit en matière de pratique instrumentale et de fabrication d’instruments. Et sur ce point, il consacre un peu de temps à évoquer les techniques de fabrication de son instrument, le clavecin.
Son exploration de la reconnaissance des contours de la musique baroque, il la poursuit en abordant diverses notions (telles que l’expression ou le style) mais il insiste sur la réponse apportée au milieu du XVIIème siècle en Italie à l’une des questions cruciales de la création musicale : comment faire durer la musique ou, prosaïquement, comment ne pas être ennuyeux ? C’est la question du développement. Aux réponses antérieures (le contrepoint austère, la variation simple, l’équation selon laquelle une syllabe égale une note pour les pièces chantées) vient s’ajouter une méthode ingénieuse de composition séquentielle caractérisée par l’association d’une figure rythmique et d’un contour mélodique. Cette séquence harmonique à partir de laquelle se déploient continuités, contrastes et ruptures provoque une véritable révolution. Rapidement adoptée, la méthode donne naissance à un stéréotype appelé aujourd’hui musique baroque !
Et HAAS de poursuivre en rappelant que le son et le temps sont les matières premières de la musique, chacune s’appréciant de façon différente : si avec du travail, le son s’apprivoise de manière plutôt simple, la conscience et la maîtrise du temps sont plus retorses qui requièrent science, sensibilité et souplesse. L’arithmétisation du monde occidental qui exerce une opposition totale à la liberté des corps a imposé le régime du solfège moderne pour l’apprentissage de la musique. Ses techniques (sans doute efficaces pour acquérir des modalités partagées de pratique de la musique) ne conviennent pas pour exprimer un discours musical conçu dans une époque différente (c’est cas de la musique baroque) ou dans une culture non écrite (musiques traditionnelles ou orientales par exemple). Elles réduisent les possibilités de création, d’invention, de réalisation. Au contraire, s’affranchissant de la notion de mesure (comme matérialisation de la division du temps), la complexité fascinante d’organisations d’apparences irrationnelles (au sens arithmétique) est pour HAAS un vrai sujet d’exaltation (voir les musiques indiennes ou japonaises). Selon lui, l’interprétation symétrique entre en contradiction avec le concept de rhétorique baroque. Pour le faire comprendre, il s’attache alors à rapprocher la pratique des musiques baroques avec celle du jazz pour en montrer les similitudes (non pas de style mais de forme): les structures harmoniques régulières et symétriques servent de support à des improvisations ornées qui s’y appuient et s’y opposent, en terme de notes (dissonances) et de rythmes (syncopes à l’ultime degré de l’opposition rythmique). En réalité, ce que les musiciens baroques ont à apprendre de ceux du jazz, c’est que la musique de ces derniers n’est pas reconstitution mais production naturelle, sorte d’expression de la pureté irréfléchie de la gestuelle du musicien. En quelque sorte, le défi du baroque est là : dans sa forme propre, réinventer la vie ! Pas moins !
Dans cette perspective Frédérick HAAS rappelle la formule communément admise selon laquelle le baroque faut qu’ça danse et pour cela il propose d’analyser ce qu’il nomme le temps chorégraphique. Avec autodérision, il dit le temps (encore) qu’il lui a fallu pour saisir combien la rythmique baroque, ses contraintes et ses libertés, étaient associées à la danse. Jeune passionné de musique, il rejetait « cette danse qui défigurait la musique », ce truc de fille qu’il était parfois, lors de ses études, contraint de tenter de reproduire « avec patauderie embrouillée et rieuse ». Des rencontres éclairantes et l’approfondissement de l’étude finirent par le convaincre de contester les certitudes mécaniques selon lesquelles il convient toujours d’accentuer et jouer plus longs les temps forts. Au contraire, à la façon des danseurs (un, deux, trois, et un…), il découvrit les potentialités d’une polarité rythmique où les temps forts sont retardés et les temps faibles avancés dans le même geste que le temps qui les a précédés. Sa conviction est désormais qu’il convient pour tenter de maîtriser le temps de substituer à la mécanique du métronome la logique corporelle. Réintégrer le corps dans la pratique musicale devient son mantra et alors : « Le musicien baroque maître du temps, comme le musicien de jazz, fait sonner ses accents contre le temps… de là naissent la grande puissance émotionnelle et la légèreté vive… caractéristiques de la musique baroque lorsqu’elle jouée dans un temps chorégraphique. »
3-FAIRE PARLER LA MUSIQUE
« La musique occidentale est aujourd’hui anesthésiée par un enseignement essentiellement fondé sur l’écrit. » Frédérick HAAS n’y va pas de main morte dans ses jugements mais c’est pour mieux faire passer son idée de la primauté de la pratique. Il relève ainsi que les partitions anciennes ne comportent pas (ou peu) de notations de jeu. Comme dans le jazz (une fois de plus), les musiques anciennes s’abstiennent de balises et de certitudes visibles laissant libre cours à la multiplicité des interprétations plutôt qu’à l’idée d’une bonne et unique pratique. La logique à l’œuvre (pour le chœur ou l’ensemble instrumental) n’est pas d’écrire et de figer mais de sentir, pressentir, répondre, créer les conditions d’une réactivité d’ensemble, un courant d’énergie qui imposent une sorte de nécessité de l’interprétation. La musique est l’art du présent ; elle doit rechercher (entre les musiciens et entre musiciens et public) « la plénitude de l’instant présent qui ne se reproduit jamais… mais demande sans cesse son éternelle reconstruction. »
Alors que faire de la rhétorique, c’est-à-dire des traités d’organisation, de sens, de forme et d’habillement du discours lorsqu’il est question de musique baroque ? Constant dans son approche, Frédérick HAAS invite à ne pas prendre au pied de la lettre les ouvrages de la rhétorique classique mais plutôt d’en chercher l’état d’esprit. Il rappelle qu’une grande partie de la musique baroque instrumentale a été écrite à l’imitation de la musique vocale (à la suite de l’invention du recitar cantando) et qu’elle s’est enrichie des principes de variété subtiles issus de l’art d’exprimer au plus près le sens et la texture des mots. On peut moquer parfois la piètre qualité littéraire d’un livret d’opéra ou de cantates mais c’est que dans l’agencement des paroles choisies, celles-ci sont avant tout matières premières pour l’efficacité de leurs sonorités et de leurs rythmes. A l’époque baroque, le nouvel art de l’ornementation est intimement lié au sens des mots dont il cherche à rendre l’expression la plus juste . Ainsi tout L’Art de bien chanter publié en 1668 par Bacilly s’appuie sur une connaissance intime de la langue. L’attention portée à la prononciation et à la longueur relative des syllabes sera complétée plus tard par la notion d’articulation, décrite comme la division d’une note entre sa tenue et son silence. Au final, la rhétorique baroque consiste à interpréter un style de musique écrite à l’imitation de la voix chantant un texte (voix autant déclamée que chantée). Une telle approche conduit à prendre conscience de la richesse kaléidoscopique des combinaisons de rythmes et de sons qui trouve sa résolution dans la puissance créatrice liée à l’énergie du groupe de chanteurs et/ou de musiciens.
Frédérick HAAS en vient ensuite à évoquer la difficile question technique des notes inégales par laquelle il rappelle que, dans la pratique de la musique baroque à la française les successions de croches figurant sur la partition ne s’interprètent ni avec la même accentuation ni avec la même durée. Dans ces conditions comment jouer la partition ? En remplaçant les séries de croches par des croches pointées et des double-croches ont tendance à dire certains de façon simpliste. Sûrement pas affirme notre auteur qui invite à revenir à la compréhension de l’origine historique de ces pratiques qui sont à rattacher d’une part aux intonations de la langue d’origine du compositeur et d’autre part aux types d’inspiration (vocale ou instrumentale) des techniques de composition. Sur le premier point, HAAS se livre à une intéressante comparaison des accentuations des langues anglaise, française, italienne et allemande et dit comment elles ont marqué les styles de chacune de ces écoles. Ainsi « la spécificité française des notes inégales peut être rapprochée d’une particularité de la langue française, unique parmi toutes les langues européennes : notre accent tonique est placé à la fin des mots. » Au Bonjour Madame, on peut opposer le Hello Madam des Anglais ! Et il est possible d’associer à la musique française « un phrasé en levée (turu dont le tu est la levée) et à la musique italienne un phrasé ordinaire (turu, dont le tu est la bonne note) ». On peut alors considérer que la technique décrite comme française est d’essence vocale alors que l’italienne est établie comme à l’imitation du coup d’archet du violon donc d’essence instrumentale. Le style instrumental consistera en une régularité de rythmes enrichie et structurée par une forte inégalité de longueurs. A contrario, le style vocal sera associé à une inégalité rythmique systématique et régulière.
Pour finir sur ce point, Frédérik HAAS rappelle utilement que le baroque à la française a influencé au XVIIIème siècle tous les autres styles européens et que les phrasés instrumentaux doivent toujours s’inspirer de la musique vocale : c’est le cœur de la rhétorique baroque… la musique doit parler !
Notre auteur aborde ensuite deux sujets sans doute fort passionnants mais difficiles d’accès pour les néophytes : celui des pratiques instrumentales et celui de la place du clavecin dans la musique baroque. Je laisse ces deux sujets de côté de peur de multiplier les contresens et me concentre sur la conclusion de Frédérick HAAS : « Face au geste uniformisé que la pensée uniformisée de l’homme machinisé impose à son corps… la variété des gestes, la variété des instruments, la variété des pensées, la variété des styles (de la musique baroque) sous-tend des possibilités salvatrices de poésie et de vie… Tendre une main vivante et chaude à ceux qui sont détruits par l’empire métallique et glacé qui calcule la négation de nos libertés… voici notre urgence… »