UN ROMAN RUSSE
SOUNDTRACK
On ne saurait trouver un meilleur titre pour un album qui entre dans cette rubrique de Fragile. Soundtrack, ou la bande-son d’une vie, un auto-portrait en version originale. Le saxophoniste russe Dmitry Baevsky se confesse dans un concept album de treize titres, enregistrés en quartet, à New York fin 2019, avec des musiciens du sérail.
Pour celui qui reste toujours quelque peu étranger là où il vit, la figure de l’artiste s’inscrit dans une problématique de déracinement, d’expatriation, voire d’exil. A-t-on besoin de connaître l’histoire d’un musicien pour apprécier sa musique? On vous dira que non. Pourtant les avant-textes qui accompagnent la fabrique d’un album donnent du sens, quand la vie et le travail se mêlent aussi indissolublement. Dans le cas de notre altiste, la lecture du livret est précieuse, en plus d’être émouvante, décrivant le parcours compliqué, la drôle de vie d’un jeune musicien obligé d’abandonner son saxophone à l’aéroport de sa ville natale, qui s’appelait encore Leningrad, alors qu’il s’envolait à 19 ans pour deux semaines de stage aux Etats Unis. Il allait y rester plus de vingt ans pour apprendre le jazz et en faire sa langue. Alors qu’il s’était fait un nom sur la scène new yorkaise, il repart à zéro, pour Paris cette fois : une nouvelle terre d’accueil, une plongée dans une culture et une langue différentes. Courageux sans doute mais cela en valait la peine, puisqu’il y a enfin trouvé son point d’ancrage, il y a cinq ans, en fondant une famille….
Avec cet arrière-plan, on appréciera le montage de l’album en suivant les titres des petites pièces, choisies et assemblées pour composer un portrait fragmenté, en puzzle. C’est une balade à travers des formes musicales, volontairement ouvertes. Après une chanson populaire russe de son enfance et une de ses compositions “Baltiskaya” du nom de la station de métro proche de chez lui, Dmitry Baevsky nous laisse des petits cailloux qui ont pour nom “Invisible”, “Autumn in New York”, “Stranger in Paradise”, “Tranquility”, “Afternoon in Paris”. Pas de faux-pas, seulement deux originaux qui se glissent au sein d’une sélection de standards, des valeurs sûres. Mais des surprises aussi avec des standards peu joués, comme “Le coiffeur” que composa Dexter Gordon, loin de son pays lui aussi, à Paris.
Laissant remonter une vague de souvenirs qui aurait aussi bien pu le submerger, Dmitry Baevsky essaie de leur donner forme dans une déclaration d’amour au jazz. On peut bien souligner la singularité de son parcours, quand il joue, il n’a plus plus d’âge, ni de pays, seulement un style affirmé, solidement ancré dans le mainstream, un timbre d’alto sombre et profond. Une spontanéité et une aisance peu communes, comme s’il se doutait que quoi qu’il joue, il ressemblera toujours à lui même. Attachée à la clarté des lignes qui masquent une sophistication formelle, sa musique est un langage accessible à tous. Formée au contact de l’idiome jazz, c’est cette langue qu’il pratique désormais, soutenu par une grande complicité avec les membres de son quartet, une rythmique impeccable qui swingue avec finesse. Avec son pianiste, la compréhension est immédiate, ils attaquent sur n’importe quel tempo, à l’aise dans un bop toujours très vif “Over and Out”, voluptueux dans les ballades “Autumn in New York”, léger et délicieusement funky dans “The Jody Grind” d’Horace Silver. On s’attendrirait presque à la fin de “la Chanson de Maxence” des Demoiselles de Legrand, pourtant entendue jusqu’à épuisement.
En trio sans piano, par amour de la formule, notre altiste rend hommage à Paris et à la douceur d’ après-midi inoubliables. « Afternoon in Paris » est un titre qui ne trompe pas dans un album sans faute.