LA GRIFFE DE DJANGO

Pour finir l’année 2024, rien de moins qu’un ensemble tripartite, un triple hommage si je garde l’esprit de cette série. En fait, il célèbre avant tout Django…pas celui des westerns italiens ou de Quentin Tarantino. Il faudrait peut-être aller y voir de plus près. Mais soyons sérieux…

Il n’est pas besoin d’anniversaire pour honorer celui qui affirmait volontiers que s’il ne connaissait pas la musique, la musique, elle, le connaissait. Commençons par un suiveur, pas vraiment un épigone car il n’est pas guitariste… C’est cet aspect qui m’a intéressée même si la singularité encore inexpliquée de la musique de Reinhardt, du “son”  qu’il tirait avec deux doigts en moins à la main gauche, ne peut être recopiée.

BAPTISTE HERBIN Django!

DJANGO ! – Djangology Herbinologué [Clip officiel] – Baptiste Herbin Trio – YouTube

Ce titre exclamatif annonce un hommage non déguisé à Django, non pas d’un guitariste ce qui serait attendu quoique toujours osé, mais d’un saxophoniste alto qui compte dans la jeune génération, Baptiste Herbin. Avec son directeur artistique, le contrebassiste Daniel Yvinek, le saxophoniste a soigné la beauté du son des douze compositions qu’il a choisies et arrangées et l’intrépide n’hésite pas à reprendre au saxophone certains solos originaux de Django. Le trio (Baptiste Herbin, Sylvain Romano et André Ceccarelli ) à peine formé est déjà majuscule dans une configuration délicate et aventureuse (saxophones, batterie et contrebasse). L’évidente complicité des musiciens, leur plaisir de jouer ensemble prouvent qu’ils n’ont pas fini de se livrer à des échanges aussi énergiques que lyriques. L’album s’écoute d’un trait, de l’émouvante composition de John Lewis devenue un standard,  sobrement intitulée Django qui ouvre l’album jusqu’au final, l’inévitable Nuages où flotte l’esprit du guitariste avant quelques fulgurances bien balancées du saxophoniste.

Si cinq de ses titres sont repris, la partie sans être facile est gagnée tant le trio sait confronter l’expérience et le talent de chacun en se glissant dans l’univers singulier du maître : une paire rythmique superlative, un saxophoniste au son unique, aussi mélodique que sophistiqué quant il étire le temps dans un Troublant Boléro langoureux en diable. Pas beaucoup de temps morts même quand le tempo ralentit  comme dans la ballade Anouman, autre bijou reinhardtien. La rythmique paraît mener la danse pour que le soliste, entre le chant puissant de la contrebasse et l’aisance naturelle du drive à la batterie, creuse intimement un sillon qui lui est propre, nourri de multiples influences. Le montage toujours entraînant enchaîne par exemple des valses musette qui font partie intégrante de l’univers manouche que connaît bien le saxophoniste, des interludes comme l’époustouflant Montagne Sainte Geneviève ou Valse de Wasso. Avec spontanéité, fluidité, rapidité, Baptiste Herbin joue dans l’esprit du répertoire sans tomber dans le rétro. Sans dispersion, il continue à édifier patiemment son grand oeuvre, alliant rigueur rythmique et fantaisie mélodique. Assurément il nous faudra continuer à le suivre.

De Django Reinhardt à Stéphane Grappelli….

MATHILDE FEBRER Milou en Mai

Fremeaux&Associés

Mathilde Febrer – Milou en mai

C’est à la violoniste Mathilde Febrer que je fais confiance pour assurer le relais avec l’alter ego, le double et le contraire en tout de Django, Stéphano Grappelly comme il aimait se faire appeler à ses débuts. Elle a su puiser pour son premier album en leader dans le vaste répertoire où le maître du violon s’est distingué jusqu’aux standards qu’il aimait jouer comme I remember April ou Douce France. Grappelli que l’on reconnaît également dès les premières notes l’a “accompagnée” pendant une année, le temps de mettre au point ce disque enjoué, merveilleusement swing qui vous donnera envie de remuer de la tête aux pieds. Avec en filigrane cet Echoes of France de Reinhardt et Grappelli et l’empreinte du quintet historique du Hot Club de France, cet album tente de rapprocher sous le signe de la reconnaissance standards de Django (Daphné), originaux de Grappelli, ses vibrantes musiques de film Milou en Mai (c’est le titre de l’album) du regretté Louis Malle et Les Valseuses de Bertrand Blier.

La musicienne qui a choisi le jazz après de sérieuses études classiques (on l’entend sur la Partita n°1 de Jean Sébastien Bach), a su composer des arrangements d’une grande finesse sans qu’il soit question de copies conformes, ni  de “revivalisme” plus ou moins intégriste. Le sextet constitué pour l’occasion redonne des couleurs avec des références tout autres qu’ajoute par instant la violoniste, courtes échappées qui pulsent, frisent, s’enroulent autour du motif principal. Sur les douze titres que l’on laisse filer sur la platine, on remarque ainsi quatre thèmes de sa plume, petit échantillon de ce qu’elle sait faire comme cet émouvant Blues for Stéphane, cette Valse du Grand Paris où l’accordéon de Christophe Lampidecchia partage avec elle le premier rôle, une Ballade de l’Espérance chaloupée joliment. Et encore ce Japan Feeling pour le producteur et directeur du label Respect Record Kenishi Takahashi.

Soliste virtuose, Mathilde Febrer a su s’entourer de la fine fleur des jazzmen hexagonaux, le formidable pianiste Alain Jean Marie qui sait ce qu’accompagner veut dire (splendide sur le Jitterbug Waltz de Fats Waller), Jean Marie Ecay à la guitare et Samy Daussat qui font souffler l’esprit manouche dans lequel on se perd volontiers sans oublier le tandem rythmique de Julien Charlet à la batterie et Yves Torchinsky à la contrebasse. Un album au charme certain, délicieusement entraînant qui a su conjuguer le souvenir à tous les temps.

SACHA DISTEL Jazz 1955-1962

Frémeaux & Associés/ Socadisc

On peut faire confiance à Georges Perec qui dans sa liste des Je me souviens n’avait pas oublié en 1978 que Sacha Distel fut un guitariste de jazz et même un très grand.

Voilà enfin une compilation intelligemment composée de 57 titres sur 3 albums dont certains difficilement trouvables aujourd’hui, indispensables pour se souvenir de qui fut Sacha Distel. Une fois encore soulignons que le « buzz » médiatique que Sacha Distel entretint volontiers, cette image de “crooner” très beau (Scoubidou),  la star des variétés des années soixante et soixante-dix ( émissions le samedi soir de Maritie et Gilbert Carpentier) ne peut faire oublier le réel talent d’un guitariste jazz qui connut ses premiers succès à St Germain des Prés, devenant dès lors l’accompagnateur des plus grands jazzmen américains.

Ce sont ses enregistrements de 1955 à 1962 que l’excellente maison Frémeaux & Associés en gardienne du patrimoine a choisi de regrouper dans un coffret au livret très détaillé. Sur le premier CD (1955 à 1957) on écoute avec délice des titres piochés dans Jazz d’aujourdhui avec le tromboniste Billy Biers (1956), Jazz Hors série avec Bobby Jaspar et René Urtreger (1957) ou encore des plages de Crazy Rhythm avec Lionel Hampton alors en tournée européenne.

Bobby Jaspar & Sacha Distel – Milestones – Paris, December 29, 1955

Le CD2 fait revivre l’excellente collection Jazz in Paris avec six titres d’un disque culte, cet Afternoon in Paris de 1957 où Sacha Distel, en co-lead avec le grand pianiste John Lewis du Modern Jazz Quartet reprend des standards avec la crème des musiciens de l’époque.

Le dernier Cd réunit des raretés, disques introuvables aujourd’hui, un 45 tours avec JP Sasson (1956), une curiosité à coup sûr, l’album Danse Party chez Sacha Distel de 1959 où il reprend des thèmes de jazz et ses propres chansons. Sans oublier un Hommage à Django avec l’orchestre de Claude Bolling en 1962… Sacha Distel commence à briller quand l’étoile de Django disparaît brutalement d’une congestion cérébrale en 1953, à seulement 43 ans. Sans être inventeur d’un langage, le guitariste Distel a une certaine légitimité à le reprendre.

Rembobinons son histoire.

A lexandre Distel est né à Paris en janvier 1933 d’un père russe d’ Odessa ayant fui la révolution en 1917 et d’une mère, d’origine turque et de confession juive, pianiste de talent. Sacha commence très jeune le piano et il est formidablement doué. Durant la guerre alors que sa mère est arrêtée, il sera caché sous le nom d’Alexandre Ditel dans un collège à Laval avec d’autres enfants juifs pendant deux ans.

À la Libération, Sacha Distel va découvrir le jazz, il a une carte maîtresse, son oncle maternel qui n’est autre que Ray Ventura, le chef d’orchestre d’une formation exceptionnelle d’avant-guerre Ray Ventura et ses Collégiens qui enregistre tube sur tube avec des chansons de Paul Misraki, Jean Nohain et Mireille, Jean Tranchant ( Qu’est ce qu’on attend? Tiens, tiens, tiens, Tout va très bien, madame la Marquise…). C’est Henri Salvador, le guitariste de cet ensemble à l’esprit potache et tellement bon enfant qui donnera à Sacha en 1947 ses toutes premières leçons sur l’instrument. Grâce à Ray Ventura, son ange gardien, il découvre Dizzy Gillespie et le bop, une révélation et part à New York pour apprendre l’anglais et le métier d’éditeur. Il va fréquenter la scène locale de jazz et rencontrer les plus grands, le saxophoniste Stan Getz, le guitariste Jimmy Raney, entendre les chanteurs à la voix de velours qui vont l’influencer Nat King Cole, Frank Sinatra, Tony Bennett. C’est en France à son retour qu’il connaît ses premiers succès dans les clubs de jazz de St Germain des Prés et du Quartier latin (le Caveau de la Huchette). Il joue et enregistre des disques avec le gratin des musiciens français des années cinquante et accompagne les jazzmen internationaux de passage à Paris. Aux côtés de Lionel Hampton, on peut l’entendre dans un secoué Crazy Rhythm ou encore dans le Night and Day de Cole Porter dont il sait rendre la mélancolie ; son premier album en leader Jazz d’aujourd’hui stupéfait par la maîtrise avec laquelle il s’empare de  Round About Midnight. J’ai un faible pour Scotch Bop et autres titres du disque avec l’irremplaçable Bobby Jaspar, saxophoniste belge trop tôt disparu.

La rencontre avec John Lewis est elle aussi l’occasion de cet Afternoon In Paris reconnu à l’étranger : écoutons All the Things you are, I cover the Waterfront, Bag’s Groove  avec Barney Wilen, Percy Heath, Pierre Michelot, Kenny Clarke et Connie Kay. D’autres raretés aujourd’hui bien oubliées intéresseront les spécialistes comme ce Oh! Quelle nuit – Lonesome Me avec l’orchestre de Raymond Le Sénéchal, mais on ne peut que s’incliner devant l’hommage sincère et humble à Django Reinhardt avec les orchestrations subtiles de Claude BollingMinor Swing Swing 41, Nuages (1ère & 2ème partie), Swing 39, Daphné ( que reprend également Mathilde Febrer). L’esprit de Django à la lettre près, avec une impeccable mise en place, des trouvailles rythmiques et une finesse sensible de mélodiste. A la fin des années cinquante, Sacha Distel est reconnu à l’égal de ses pairs, les guitaristes américains d’exception. Il pourrait continuer facilement le jazz, il joue avec Stéphane Grappelli, accompagne Sarah Vaughan, rencontre Michel Portal. Mais il en décide autrement, change de voie radicalement en choisissant la variété, ne faisant pas les couvertures de journaux comme Jazz Magazine mais plutôt celles de Paris Match…

Pourquoi s’est il arrêté de “faire du jazz” ? Le génial Martial Solal qui l’a bien connu à ses débuts et qui raffolait des duos, explique avec sa franchise habituelle quelque peu brutale, dans sa toute dernière publication autobiographique Mon siècle de Jazz ( à lire chez Frémeaux & Associés, mon prochain hommage … en 2025) :

Distel et moi, avant qu’il ne devienne un crooner célèbre avions même envisagé de former un duo à partir de mes compositions. Nous répétions chez Juliette Gréco, l’heureuse élue du moment, propriétaire d’un grand et beau piano. La musique que j’avais écrite s’est avérée rapidement trop difficile pour Sacha. Le groupe des Petits génies – c’est ainsi que se nommaient René Urtreger, Jean Louis Viale, Jean Marie Ingrand, eut une vie assez brève mais chacun de ses musiciens jouera bientôt avec les meilleurs confirmant leur talent… ( il est attesté en effet que Viale et Ingrand accompagnèrent avec abnégation et un grand savoir-faire Monk lors de son séjour historique à Paris en mai-juin 1954).

...J’aimais beaucoup Sacha, très bon guitariste de jazz assez clairvoyant pour comprendre que ses capacités ne lui permettraient jamais de faire de lui ce qu’il désirait plus que tout : devenir une star”. (p.49-50).

Sans juger de ses choix ( tant pis pour le jazz!), la nostalgie a sans doute joué dans ce désir de  rendre hommage à Sacha Distel. S’il incarnait le charme à la française, une certaine classe naturelle et « travaillée » à l’américaine en vrai professionnel, il avait un goût musical très sûr : on lui doit de nombreuses adaptations en français de Stevie Wonder, de Burt Baccharach ( le tube Toute la pluie tombe sur moi du film  Butch Cassidy and The Kid en 69). Il sut entretenir une carrière internationale, enregistrer en plusieurs langues et même devenir une vedette de la télévision avec ses Sacha Shows très suivis sur les rares chaînes alors existantes. Mais j’aime à penser qu’il garda vivace sa passion du jazz, son jardin secret en somme. Il n’eut de cesse d’entretenir la mémoire de son oncle, enregistrant en 1993 Sacha Distel et ses collégiens jouent Ray Ventura… S’il est parti depuis longtemps ( 2004), on peut encore l’écouter avec intérêt et considérer cette réédition Frémeaux & Associés comme exemplaire de l’essence d’un jazz généreux, accessible sans être facile, qui donne du plaisir dès la première écoute. On aimerait encore pouvoir flâner comme à cette époque sur les Champs, retrouver l’effervescence des clubs de la rive droite où se produisaient tous ces Américains à Paris et apercevoir fortuitement rive gauche les silhouettes de Vian, Prévert, Salvador…

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