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Martial Solal, c’est fini.

Pour évoquer Martial Solal, pianiste total qui a la technique de ses idées, disparu en fin d’année dernière, il me fallait trouver un angle. Certains se souviennent d’un concert-type, sifflotent quelques mesures obsédantes de ses musiques de films ( au hasard l’insistante ritournelle d’ A bout de Souffle de JLG), se remémorent ses séances d’ improvisation les dimanches après-midi pendant toute une année quant il décortiquait les standards sur France Musique. (Faudrait que je retrouve mes cassettes chrome Sony de l’époque).  D’autres ont eu la “chance” d’assister à son dernier concert le 23 Janvier 2019 salle Gaveau : Solal restait ce maître d’art “Martial” qu’il avait toujours été, peut-être à son sommet. Pratiquant son art sans aucune usure et toujours plus loin, au point de nous en avoir fait profiter jusqu’au bout. C’est le même (Franck Bergerot dans Jazzmagazine) qui donnait dans le plus grand désordre (apparent) une liste pas vraiment Perecquienne, encore que … de ses disques ou concerts retrouvés.

Mon siècle de Jazz, l’autobiographie de Martial Solal (Frémeaux & associés), parue en septembre 2024, reprend le projet d’une vie, dans un jaillissement spontané mais pas tout à fait imprévisible, fait de digressions qui s’enchaînent un peu comme dans sa  musique. On entre de plain-pied dans l’incroyable aventure musicale de cet artiste, l’expérience d’une longue vie sur un tabouret au service de la musique et du jazz en particulier. Une écriture au rythme prosodique qui revisite l’histoire du jazz et son évolution. Voilà en quoi le souhait de Patrick Frémeaux de le faire écrire ses mémoires est pertinent, la très longue histoire de Martial Solal se confondant avec sa musique et son art. S’il est entré dans la légende c’est qu’il était vraiment trop fort pour nous. Et ce n’est pas moi qui l’affirme mais les plus grands de Duke Ellington à Mc Coy Tyner, de René Urtreger à Michel Petrucciani, d’André Hodeir à François Couturier.

Disparu le 12 décembre dernier à l’âge de 97 ans, Martial Solal fut l’auteur d’une oeuvre protéiforme et vaste, mathématique et ludique, austère et malicieuse. On s’y fraie un chemin guidé par les témoignages de nombreux musiciens, dès l’ exergue du livre de Laurent de Wilde, le plus juste des pianistes écrivains.

Le cher Alain Gerber qui a fait entrer Solal dans sa collection Quintessence en 2015 ( Frémeaux & Associés)  a trouvé pour la préface un angle et un titre splendide A bride abattue. Le romancier du jazz qu’appréciait Solal partage avec lui le goût des titres insolites, souvent humoristiques, voire moqueurs qui soulignent un irrésistible élan musical.

Les souvenirs de Solal livrés “à sauts et à gambades”, volontairement sans chronologie rendent la lecture de ses pages plus libre. Un rien brouillonne pour les esprits chagrins amateurs de plan mais on évite ainsi le fastidieux déroulé sur quelque soixante-dix ans de carrière. Car rien n’était plus éloigné de Solal que l’ennui. C’est ainsi qu’une fois, se souvient l’auteur et critique Philippe Koechlin, ne sachant quel titre choisir entre trois standards proposés, il les joua en même temps, maîtrisant génialement l’emboîtement musical improvisé dans l’instant. L’intertexte musical irriguait sa pensée, habile à “mettre en mémoire” les musiques passées. Déstructurant les standards par l’effet d’une imagination souvent provocante, il ne craignait pas le décalage mais faisait preuve d’une discipline folle dans ses dérèglements organisés, ses digressions maîtrisées. Si pendant longtemps, le pianiste ne fut pas vraiment compris du public, il refusa toujours de montrer du «feeling», voulant seulement raconter «une histoire cohérente même débridée». Il jouait tout simplement ce qu’il avait en tête … peut-être parce que je n’ai pas de mémoire. J’aimais bien mélanger les choses et quand j’avais un trou, je pouvais me rattraper en jouant un autre thème.

Tentons de mettre de l’ordre dans la vie de Martial. Commençons par des débuts remarquables- il enregistre tout de même ses premiers disques avec Sydney Bechet et Django Reinhardt. Mais déjà décalé, il ne veut pas ressembler à ce qui se faisait alors : Longtemps, je me suis dit que je n’avais peut-être rien compris. Les pianistes de l’époque aimaient Horace Silver ou John Lewis … A partir d’un certain moment je n’écoutais plus personne. Je n’ai jamais vraiment acheté de disques. J’ai écouté Erroll Garner que j’aimais beaucoup, Teddy Wilson car il jouait avec Benny Goodman, à cause de qui j’ai acheté la clarinette.

A plusieurs reprises, il évoque sa passion des duos et ses amitiés, celle avec Lee Konitz commença en 1968 lors d’un bœuf au Club Saint-Germain. Nous avions le même passé, les mêmes souvenirs, et on connaissait les standards habituels. Il jouait des notes à l’époque, ensuite il en jouait tellement peu que c’était plus du sentiment. Il était très influencé par Lennie Tristano…

Des duos, il y en aura beaucoup d’autres et des décisifs, vu qu’il a joué avec tout ce qui compte dans le jazz.

Mais son cheval de bataille fut indubitablement les standards qu’il aima toujours jouer, même si de son propre aveu, beaucoup ont disparu. Il en connaissait plus de trois mille quand il jouait dans les clubs. Certains de Gigi Gryce, de Benny Golson – qui avait plusieurs tubes que tout le monde jouait au Club Saint-Germain – ou de Billy Strayhorn sont tellement beaux qu’on ne s’en lasse jamais.  Les standards sont faits pour durer, la mélodie se retient, certains écarts, l’harmonisation sont propices à l’ improvisation. Le grand mot est lâché et dieu sait qu’il sut les malmener ces mélodies de quatre sous de Tin Pan Alley ou de Broadway. L’homme au complet gris a usé des multiples facettes de l’improvisation, l’invention dans l’instant en relation avec une idée ou un thème ou la création d’une trame harmonique sans rapport avec le thème. Il donne ainsi en pédagogue avisé et pas seulement de Manuel Rocheman, une clé précieuse : la ré-harmonisation permet de se réapproprier un thème tout en le changeant complètement, si on multiplie par exemple la vitesse d’exécution des notes tout en gardant le tempo. Il a l’art de l’ajustement, passant d’un monde d’éléments soudés à un monde d’éléments juxtaposés qui tiennent par la seule vertu de leur forme parfaite. Solal c’est une audace bien française croisée avec le génie du jazz!

L’improvisation c’est la liberté et pourtant il n’a jamais été vraiment free. S’il inventait, ajoutait des choses, il n’était pas prêt à rompre les amarres: Construire une maison en démolissant les fondations ne me semblait pas la solution. Ce n’est pas Ornette Coleman, mais ses suiveurs qui m’ont fâché avec le free jazz, tous ceux qui se sont dit qu’on n’avait pas besoin d’être un vrai musicien pour jouer…

Il avait encore une ambition plus que personnelle, le rêve (plausible après tout) d’un jazz se confondant avec la musique classique. La Suite en ré bémol a été marquante dans son oeuvre, tout comme la Suite sans tambour ni trompette (sans batterie mais avec deux contrebasses) car rien de ce genre n’existait avec plusieurs thèmes imbriqués. Et les pièces pour big band lui importaient beaucoup car il se voyait compositeur plus encore qu’improvisateur, il raisonnait d’ailleurs en orchestrateur. ce que le livre ne manque pas de souligner dans une discographie incluant une sélection de ses oeuvres concertantes et une filmographie choisie. Car le cinéma est arrivé et avec lui les musiques de films, lui donnant une grande liberté sans le détourner de son travail véritable : Godard, Blier sans oublier Melville, tous l’ont laissé composer à sa guise, même s’ il fut rarement réengagé par le même metteur en scène, dira-t-il non sans humour.

 

On le voit, Solal a tout connu de la vie d’un musicien de jazz, joué longtemps en club, écrit des musiques de films et des concertos, s’est amusé avec les standards, a détourné allègrement les formes. Il avait le sens de l’écriture, de l’engagement orchestral, une passion pour l’harmonie, une sacrée technique pianistique due à un travail incessant ( indépendance des deux mains, la droite improvisant, la gauche continuant les exercices). Martial Solal avait tout, l’ordre que confère la raison et les délirantes fantaisies de l’imagination…Il nous reste encore à apprendre de lui.

Sophie Chambon

NB : synthèse réalisée à partir d’entretiens radio, de blogs des dnj et de jazzmagazine (interview de septembre 2021) et bien sûr de son autobiographie chez Frémeaux & Associés.

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