Modern Times ou écouter et lire Dylan avec Yves Bigot
Bob Dylan //youtu.be/8rqgVB8GIoA?si=cuxepTlLQa2JfuBf
Yves Bigot, journaliste musical et directeur de médias aime Bob Dylan inconditionnellement. C’est ma conclusion en refermant son copieux Modern Times (297 pages, bibliographie et remerciements compris) des Editions Le Mot et Le Reste qui découpe la vie et l’oeuvre du barde-troubadour Robert Zimmerman (guitare en bandoulière, harmonica au cou dans Freewheelin’ Bob Dylan, 1963 ) en treize chapitres-titres de chansons parmi les plus connues. Celles qu’il faut avoir écoutées et comprises ( ceci n’est pas l’un des moindres problèmes) pour les non-anglophones. Soulignons au passage le mérite d’Hugues Auffray, véritable « Mr Tambourine Man » adoubé par le maître qui a fait connaître Dylan en France en le traduisant dans ses chansons.
De ses débuts anonymes dans les cafés de Greenwich Village en 1961 à son ascension fulgurante avec un passage à l’électricité hué à Newport en 1965, voilà le thème du biopic réussi de James Mangold (A perfect Unknown ) avec un époustouflant caméléon-acteur proche de la Méthode, Timothée Chalamet.
Like A Rolling Stone (Live at Newport 1965) – YouTube
Dylan le traître, reniant le dépouillement puriste des folkeux ou Dylan le météore ? « Times were changin’ » et il fut un tournant décisif dans l’histoire de la musique. Avec Highway 1961 (« Desolation Row » « Ballad Of a Thin Man » « Highway 61 Revisited » « From a Buick 6 » « « Like a Rolling Stone » « Tombstone Blues ») Dylan lance une véritable révolution musicale et ne s’arrêtera pas en si bon chemin.
« A perfect Uknown » devenu Nobel de Littérature
Le livre d’Yves Bigot fait le point sur un parcours devenu légendaire par le décryptage de textes rimés cousus avec soin. Chaque chapitre est précédé d’un « chapeau », paragraphe introductif qui donne une ossature à cet essai qui n’est ni une biographie (ce serait difficile vu le soin jaloux avec lequel Dylan a protégé sa vie privée depuis des années) ni une hagiographie ( encore que… quand Bigot reconnaît certains ratés et passages (vraiment) à vide, il s’emballe sur les sommets « insurpassables »). Bigot sort du champ codifié de la démonstration magistrale mais il ne fait pas pour autant en improvisant. Son essai est très documenté.
La thèse qu’il défend est que Dylan mérite son Nobel de Littérature obtenu en 2016 ( il a pris son temps pour aller chercher son Prix profitant d’une tournée en Suède mais il avait donné auparavant donné une conférence de 27 minutes et quatre mille huit mots en juin 2017 à Los Angeles). En mettant surtout en relief la primauté du texte sur la musique, les jeux de sonorités et d’images, Yves Bigot s’efforce de nous montrer en quoi toutes les critiques formulées à l’annonce de ce prix ne sont pas vraiment fondées tout en citant les nombreux hommages du monde politique ou artistique. Deleuze lui même s’y est collé dans Dialogues: Je voudrais arriver à faire un cours comme Dylan une chanson». Leonard Cohen lui même a avoué non pas sa dette mais son admiration.
Modern Times s’inscrit à la suite de nombreuses exégèses consacrées à Bob Dylan, loin par exemple du savoir incantatoire de Richard F. Thomas (Why Bob Dylan Matters, 2017) ou de la thèse mythologique de Greil Marcus qui a lu Dylan comme un héritier de Virgile (Invisible Republic : Bob Dylan’s Basement Tapes,1997). Bigot propose une traversée sensible et incarnée, une manière de conversation musicale. Il est du sérail, connaît parfaitement le milieu musical-il a même pu rencontrer et interviewer l’artiste en 1981, il veut faire entendre une voix à son lecteur-auditeur, comme s’il était derrière le micro de la radio dans le partage en concert mais… avec une certaine érudition tout de même. Il dissèque les chansons de Dylan qui a importé la littérature dans la country de Hank Williams, le folk engagé du pionnier Woody Guthrie ou de Pete Seeger et au rock mal élevé, rebelle, individualiste (It Ain’t Me Babe). Avec une auto-dérision tranquille, il demeure attentif à la musique des autres, dans une forme d’humilité rare, pétri de la tradition noire américaine du blues déchirant d’Odetta à « Nobody can sing the blues like Blind Willie McTell.”(enregistrée 1983, publiée 1991) mais sensible à d’autres hérauts de la « protest song » comme Neil Young :« I’m listening to Neil Young, I gotta turn up the sound / Someone’s always yelling “Turn it down!” (« Highlands », 1997 ).
Bob Dylan with Johnny Cash – Girl from the North Country (Official Audio) ft. Johnny Cash
Quelle est la place de Dylan dans la littérature, sa contribution à notre époque ? Génial forgeur ou prophète intemporel ? Ses chansons lyriques ou grivoises, ironiques, amères ou rageuses qui parlent de la société comme de l’amour (« The girl from the North », « All I really want to do »…) peuvent-elles être considérées comme des poèmes aux rimes travaillées et à la riche rythmique sémantique quand il assimile toutes les influences, réconciliant Elvis et Shakespeare, les Beatles et Rimbaud ? Consacre-t-on avec lui la poésie de toujours ou la reconnaissance d’un art mineur par une noble académie pas toujours coincée alors que l’on a sacralisé depuis le XIXème le Roman à la recherche d’un nouveau Flaubert ou du Great American Novel ? Il est le seul auteur-compositeur-interprète à être nobellisé alors que d’autres artistes ont aussi une œuvre à eux, Leonard Cohen et surtout en France Brassens … Sans oublier les Ferré, Brel, Barbara, Anne Sylvestre dont les chansons demeurent dans le patrimoine national. Ce qui laisse songeur-on n’est plus à un paradoxe près dans son cas, Dylan lui même reconnaissait « Mes chansons sont faites pour être chantées pas lues »…
Yves Bigot souligne le pouvoir de la chanson comme forme littéraire et justifie le Nobel de Dylan par le partage vécu d’une expérience poétique collective, en prise avec l’inconscient collectif de l’Occident, plus que par ses références à Homère, Shakespeare, Keats, Rimbaud, la Beat Generation ou la Bible, disséquées pour en révéler le sens caché en filigrane. Ce n’est pas sa voix nasillarde tant moquée mais sa capacité à phraser comme les plus grands jazzmen ou les monstres sacrés ( pensons à Artaud), sa capacité à tenir encore debout, désengagé mais pas indifférent, à plus de quatre-vingt ans par la seule force de la parole chantée, d’une prosodie parfois bancale et heurtée qu’il déclame dans la ronde sans fin de tournées.
Un regard de passeur pas de gardien du temple?
C’est peut-être là que réside l’originalité du livre, dans cette volonté de ne pas faire de Dylan un héros de poésie pure mais de le relier à son époque, témoin de l’Amérique fracturée, celle des marginaux authentiques, hobos losers du rêve déçu. Conscience vivante, il a toujours eu une manière particulière de se laisser traverser par le vacarme du monde dès l’inaugural et accrocheur Blowin in the wind, une chanson littéralement « woke » à savoir « qui provoque l’éveil », allégeance au folk ? Écrite en dix minutes, réutilisant ce qui était transmis : « Combien d’oreilles un seul homme doit-il avoir avant d’entendre les gens pleurer ?…Et combien de fois un homme peut il tourner la tête, en prétendant qu’il ne voit rien ? » La réponse n’est pas donnée, elle souffle dans le vent avec un doute constant mais porte une cause : ces possibles meilleurs sont des utopies désirables.
À ceux qui aiment Dylan, loin de tout comprendre, doutant du sens à donner, Modern Times est un livre qui accompagne, qui s’écoute autant qu’il se lit, le corps autant que la métrique. Les extraits nombreux relevés parmi les quelques cinq cents chansons ne sont pas seulement illustratifs. Dès ses débuts, il inscrit sa poésie dans l’Histoire dans « A Hard Rain’s A-Gonna Fall » (1963) :“I saw guns and sharp swords in the hands of young children.” L’innocence est détruite avant d’avoir existé.En évoquant « Desolation Row » (1965), il évoque avec une ironie amère les faux semblants de la société du spectacle… dont il fait partie :“They’re selling postcards of the hanging / They’re painting the passports brown.”
« Not Dark Yet » (1997) serait un psaume moderne d’une fin qui avance dans une lumière crépusculaire : “It’s not dark yet, but it’s getting there.”Ou encore dans « Things Have Changed » (2000):“People are crazy and times are strange / I’m locked in tight, I’m out of range” Yves Bigot consacre une lecture attentive à Modern Times (2006) dans le blues amer de « Workingman’s Blues #2 » : Some people never worked a day in their life, don’t know what work even means.
Les chansons de Dylan sont devenues malgré ses efforts pour désorganiser et bousculer, des hymnes que l’on reprend dans une communion non plus religieuse mais populaire. Cela peut ne pas être suffisant mais ce n’est déjà pas si mal…