Bar
Tremper l’espoir au verre, éviter qu’il ne s’effrite. Le présenter, vieil ami parmi tous les amis, d’un mot rêche et tenu, mauresques en bouées des coins de table. Tremper encore, et projeter son corps verni aux yeux des autres. Gonfler les joues. Raconter son histoire qui se déploie en vrac et postillons.
Au bar, les grappes de bouteilles vides ont formé des collines où chacun creuse. Où chaque coup de pelle éloigne un peu plus l’horizon. Bières en verbes, coupes aux verves, les bouches s’emmêlent et les fronts exhalent des tapis de moiteur où les mots éventrés s’échouent. Phonème après phonème, ils chutent, secs, à l’angle de commissures violâtres. Aux verres alors, l’espoir s’abîme, flasque, comme les madeleines de notre enfance – lorsque l’espoir trottinait à portée de voix. Et l’épave, sombrant dans l’écho plat des liqueurs qui dandinent, teinte cette mer sans vague d’un parfum âcre.
Immergés : la maison qui ronronne, son jardin, les branches de cèdres qui s’allument dans les premiers matins d’automne.
Noyé : le visage de la femme qui, derrière la tête, habite toutes les nuits.
Engloutis : le départ en images vers ces chemins sans plâtre et sans poussière, le corps échappé d’août qui s’allonge en flamme sur le toit des chantiers.
Fini : l’espoir se dissout par gorgée, lentement.
Verser encore, recouvrir par la mousse le refrain creux des bouteilles à jeter. Anesthésier les lèvres au puits où l’avant-dernier verre crépite. C’est le moment pour les têtes, unes à unes, de se retirer en corps, d’allonger leurs silhouettes confuses au bain de poisse. Elles rampent désormais, le long de la table. Elles rampent en ver, sans bras, sans bouche. Juste une ligne, juste un anneau qui se recourbe. Et chaque centimètre parcouru se perd dans une seconde d’éternité. Dans cette seconde où l’avenir se fige, et reste porte close.
Ce soir, comme toujours, le verdict est tombé sous le hurlement gris d’une grille de bar : nulle ligne à demain que celle qui se répète. Que celle qui se répète et s’enroule tout autour des jours. Demain, c’est aujourd’hui qui recommence. Rouillé. Rouillé au fond de ce verre par lequel hommes et femmes ont fixé l’horizon – plus loin.
Demain encore, il faudra bien tremper l’espoir. Tremper l’espoir au verre. Et surtout, éviter qu’il ne s’effrite. Puisqu’il n’y a nulle part où aller.
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(Photo ©Rafael Guajardo, Pexels )
C’est une promenade qui sent l’absinthe dans les cafés des nighthawks de Hopper, mais elle bruisse et clingue et onomatopéise, celle-ci…
c’est les bars quand ils sont tristes et noyés d’atrabile, dans toute leur beauté…mais il y a aussi ceux des petits matins, petits noirs au comptoir et lecture des journaux, grouillant de vie, de l’espoir d’une journée qui peut être toute une vie…
C’est beau en tous cas, autres textes à suivre….