Je me demande ce qui m’a poussé à allumer la télévision ce soir là ou plutôt je le sais très bien : Anna qui devait venir me retrouver en début de soirée m’a fait faux bond. Elle ne viendra plus maintenant et, dans cet état mélancolique, il m’est impossible de faire autre chose, par exemple de me concentrer sur le livre que j’ai en mains, une sorte de roman, celui d’Eric Chevillard que j’avais laissé en souffrance dans ma bibliothèque et que je commence. Au début, il est question trivialement d’un gratin de chou-fleur qu’il exècre, qu’il abomine, qu’il vomit littéralement à longueur de pages avec une folle véhémence. Soit. Je ne peux m’empêcher de penser à Thomas Bernhard et au torrent de haine qu’il déverse sur une Autriche qu’il trouve abjecte. Lui, Chevillard, c’est le chou-fleur en gratin qu’il déteste mais finalement je n’arrive pas à le digérer ce chou, fût-il littéraire. Non sans façon! Alors il ne me reste que la télé.
Je l’allume sans enthousiasme d’autant plus que je suis sur une chaîne généraliste qui, habituellement, ne me procure guère de sensations fortes mais ce soir c’est différent : on donne une pièce de Marivaux. C’est parti : « Quoi ! vous n’épouserez pas celui qu’on vous destine ? ». « Il est bel homme dit-on et c’est presque tant pis ». Je suis une fois de plus charmé par cette langue légère, élégante, précieuse et drôle (ce tant pis me ravit) mais j’ai du mal avec cette mise en scène, un Bulgare me dira-t-on plus tard. Pourquoi pas ? Mais elle est drôlement revisitée cette pièce avec ces appareils électriques qui encombrent la scène. Drôle d’idée. Bon, mais je ne me sens pas d’aller retrouver Chevillard et son gratin alors je résiste pour l’amour de Marivaux et je me prends à rire quand Arlequin dit à Lisette qu’il l’engage à l’aimer « malgré toutes les fautes d’orthographe ». Oui décidément je vais aller jusqu’au bout de ce jeu là avec ses bémols dramatiques mais le hasard fait parfois mal les choses, l’amour aussi du reste, car ça sonne dans la pièce (j’entends celle où je suis sur mon canapé rouge pas celle de Marivaux où toute sonnerie de ce type serait incongrue mais avec cette mise en scène on ne peut jurer de rien.) C’est mon vieux téléphone fixe qui se manifeste. Réponds-je ? Il est vingt deux heures, peut être ma mère ou mes enfants ont besoin de moi. Je décroche. Non rien d’urgent puisque c’est mon ami Georges, un ancien collègue de Lettres devenu comédien à sa retraite, qui m’appelle. Ça va? Tu n’es pas venu me voir dans mon Molière ? (Vais-je éteindre la télévision ? Non je la mets en sourdine ça me distraira. Je regarde l’écran c’est quoi ce Mario dépoitraillé qui bricole des appareils électriques ? Etonnant. J’espère qu’il n’y aura pas de panne. En tous cas on ne voit pas beaucoup d’étincelles.) Tu sais, Georges, j’ai passé des moments difficiles. Oui ma mère. Elle est tombée alors je m’en occupe beaucoup en ce moment.
« J’ai besoin à tout moment d’oublier ce que j’écoute. » Tu as tout à fait raison Sylvia me dis-je en écoutant Georges qui se lance dans un tunnel de paroles. Cette année je suis sur un nouveau projet, Racine, je joue Théramène. J’ai droit aux tenants et aboutissants de ce spectacle futur. Ah très bien. Attends on sonne, c’est l’interphone. Anna ? Oui je t’ouvre. Je te reprends dans un instant Georges, j’ouvre à Anna. Mon cœur se met à battre. Tu sens bon Anna! Non, je ne regarde pas la télé, enfin plus vraiment, je suis au téléphone avec Georges (je lève les yeux au ciel en reprenant l’appareil). Oui c’est Anna, elle va bien mais je ne vais pas pouvoir rester longtemps en ligne là. D’accord, je tâcherai de venir le soir voir la pièce. Ah bon c’est l’après midi ? Très bien… Le tennis ? Oui, je l’ai repris enfin surtout en double. Je suis conscient de mes limites. Oui pourquoi pas ? « Ma complaisance pour vous sera donc éternelle. » Je regarde Sylvia puis Anna regardant Sylvia, enfin l’actrice qui joue Sylvia. Je ne peux m’empêcher de regarder son regard, enfin ses yeux si vous préférez. « Je vois clair dans mon cœur. » Oui, Georges c’est la télé. Parfaitement, du théâtre. Non je n’en suis pas réduit au théâtre ce soir, c’est le « jeu », Marivaux. Il faut que je te quitte là parce que quelqu’un m’appelle sur mon portable. Je dois avouer à ma grande honte que ce n’était pas mon appareil mais celui d’Anna qui sonnait. J’entends à peine des bribes de conversation : Allo, bonjour Etienne comment vas tu ? Qui est-ce cet Etienne ? Je suis chez Paul, là, je ne peux pas trop te parler. Oui c’est ça on se rappelle. A bientôt, Ciao. J’aime décidément aussi la voix d’Anna même quand elle parle à Etienne que je ne connais pas et que je n’ai vraiment pas envie de connaître. Bon, Georges c’est ma mère, elle a besoin de moi. On se rappelle bientôt? D’accord Bye, bye.
Tu l’as un peu expédié le Georges non ? Tu trouves ?
« Que d’amour. »
Rideau
C’est drôle et c’est malin ! Ce personnage m’évoque un peu ceux de Fabrice Caro, dans leur façon de « doubledialoguer ».
Bien vu! J’apprécie beaucoup le talent et l’humour de Fabcaro. Il est possible que cette lecture ait laissé quelques traces dans mon approche des dialogues.
Je ne connais pas Fabrice Caro mais je trouve que ce tricotage est du meilleur et plus vif Bellatorre, rendant le chou-fleur bien plus digeste qu’il n’a coutume de l’être et rivalisant en là-mineur avec Marivaux, ses mensonges pas très pieux, et les délices de ses jalousies.
« Comme en termes galants ces choses là sont mises » d’accord c’est pas du Marivaux mais ça dit l’élégance de ce commentaire et comme c’est laure Anne on n’est pas étonné.
Paul n’a pas Chevillard chevillé au corps (ni le chou fleur ni l’Autriche du reste). Ce qui le charme lui, c’est Marivaux : jeu de dupes (le dupé étant ce pauvre Georges qui joue le rôle du « fâcheux » éconduit – avec ses tirades labyrinthiques et son badinage fumeux – à qui on raconte de vraies fourberies ou de fausses confidences, comme vous voudrez, du style « ma mère a besoin de moi, je dois raccrocher »… ), coup de théâtre (l’arrivée inopinée, si j’ose dire, d’Anna dans cette « pièce », véritable impromptu improvisé), quiproquos (les voix de Silvia et d’Arlequin se mêlent de manière incongrue à la conversation téléphonique entre Paul et Georges – comme si une partie de double métaleptique à coups d’échanges hasardeux s’improvisait). Paul, allias don juan mélancolique, nous sert subtilement du Marivaux métaleptique !
Un nouveau fragment plus fort que fragile où se côtoient tour à tour un chou, une raquette de tennis, un téléphone fixe, un smartphone, une pièce de théâtre et un joli marivaudage.
Caisse de résonnances visuelles ou tableau polyphonique ?
La fraîcheur ne réside pas seulement dans le doux parfum d’Anna.
Merci à Euphrosine et au Prince travesti pour ces propos bienveillants mais tout n’est il pas déjà dans le choix des pseudonymes et les rimes qu’ils laissent entendre. Marivaux est à la fête.
« C’est presque tant pis » dit Bellatorre au bel homme
Qui par ses paroles nous met dans de beaux draps
C’est Chevillard en cheville avec Thomas
C’est Marivaux qu’un Bulgare électrocute
Le tunnel de paroles d’un collègue de Lettres
Et Anna qui a fait faux bond à l’Être
Des paroles polyphoniques
C’est presque tant va cette langue élégante
Et malicieuse qu’à la fin on en redemande
Quand on lit ce commentaire savoureusement ludique on est tenté de dire plutôt « Et c’est presque tant mieux! »