Elles méritent mieux que l’oubli
(Negar)
Negar veut dire quelque chose comme amitié profonde en dari, ou farsi (c’est la langue majoritaire en Afghanistan).
Depuis 2002, j’adhère à une association qui porte ce nom, et qui a oeuvré dès les années 90, clandestinement sous le premier pouvoir taliban, pour l’éducation des femmes afghanes : elle soutenait alors des réseaux qui permettaient aux filles, interdites d’école, de lycée, d’université par les lois mâles, de continuer à s’instruire, par le biais de structures discrètes, de classes en appartement.
Après le départ des Talibans en 2001, la présidente de Negar, Shoukria Haidar, était venue dans l’établissement où je travaillais présenter la situation catastrophique des femmes d’Afghanistan après la table rase de la parenthèse talibane, et nous avait invités à adhérer pour parrainer des filles afin qu’elles reçoivent une vraie formation scolaire et supérieure quand possible et désiré.
L’association a travaillé alors pour permettre à des femmes de remettre le pied à l’étrier des études, au point où elles en étaient, en construisant une crèche universitaire à Kaboul (car les étudiantes « d’avant » avaient été mariées et avaient eu des enfants) . Elle a créé un réseau d’écoles de filles dans des villages du Panjshir, a promu le sport et le travail pour les filles, etc…
J’ai parrainé successivement deux jeunes filles dans un de ces villages ; la seconde (appelons-la X ) était sur le point d’obtenir son diplôme d’infirmière. Ses courriers me disaient combien elle voulait être utile à son pays, à sa famille, dont le seul soutien était un frère après le décès précoce du père, et combien les études comptaient pour elle.
En août, très inquiète, j’avais demandé des nouvelles du village et de X à Chantal Véron, une cheville ouvrière de terrain de Negar, qui, des décennies durant, et jusqu’au blocage du covid, a fait le va-et-vient entre la France et l’Afghanistan, dans des conditions très compliquées, pour apporter soutien matériel, logistique, et financier, à la crèche et aux écoles, et suivre chaque filleule, dont nous avions des nouvelles à chacun de ses retours.
Après le covid, l’aggravation de la situation militaire et politique des derniers mois l’a empêchée évidemment d’y retourner, alors qu’elle a passé toutes ces dernières années beaucoup plus de temps dans les vallées du Panjshir que dans sa Comté natale.
Elle m’avait répondu par le mail suivant, qui, s’il ne se pose pas en étude scientifique documentée, est imprégné du terrain et traduit le ressenti et l’analyse de populations, envahies par des milices originellement étrangères et bombardées, dont elle a, des décennies durant, partagé la vie :
19 août 21
Bonjour Laure-Anne,
Le Panjshir est le seul lieu qui résiste encore; on a envoyé la plupart des femmes et des enfants à Kaboul par crainte du manque de nourriture et d’un massacre si les Talibans arrivent à entrer dans la vallée. X est donc partie à Kaboul.
Les Américains ont vendu l’Afghanistan en s’adressant depuis 2 ans directement aux Talibans dans leur soi-disant processus de paix. Le gouvernement afghan mis en place par les USA a remplacé tous les généraux par des pashtouns qui ont demandé aux soldats de s’enfuir en laissant leurs armes aux Talibans. Les soldats qui n’avaient pas été payés depuis 6 mois et ne voulaient pas lutter pour ce gouvernement ont laissé tomber.
Beaucoup de soldats des régions nord sont arrivés au Panjshir avec leurs armes pour continuer la lutte dirigée par Ahmad Massoud.
Les grandes puissances sont toutes fautives puisqu’elles ne dénoncent pas l’action du Pakistan. La plupart des Talibans sont des miliciens pakistanais à qui on a promis monts et merveilles par le pillage, les massacres, les viols et enlèvement de femmes…
Pourquoi ne prend-on pas des mesures contre le Pakistan comme on en prend contre l’Iran ?
Bien amicalement
Chantal
Puis je suis restée sans nouvelles jusqu’au 8 septembre 21 :
Chers parrains et marraines,
La situation n’a fait que se dégrader au Panjshir depuis une semaine. Tous les villages et les petites villes le long de la route principale ont été évacués, les gens se repliant dans la montagne et dans la vallée adjacente de *** ; les moudjahidins avec Ahmad Massoud ont subi de lourdes pertes, causées par l’appui de l’armée pakistanaise aux Talibans, avec bombardements de l’aviation pakistanaise.
Hier j’ai eu un coup de fil de *** parrainée depuis 2011 par J-L (…). Elle était partie à Kaboul il y a 2 mois, puis était rentrée au Panjshir dans son village de *** avec toutes ses amies.
Avant-hier, les Talibans sont arrivés dans leur village, ont commencé à rentrer dans les maisons à la recherche des jeunes filles. Tous les parents ont alors fait partir les filles en cachette dans la montagne avec pour mission de rejoindre Kaboul.
Elles ont fui par des petits sentiers jusqu’à *** où elles ont été prises en charge par un mini-bus avec un chauffeur qui a réussi à empêcher les Talibans de monter à l’intérieur en disant que c’était un bus réservé pour les femmes d’âge mûr, et elles sont ainsi arrivés à Kaboul. Toutes les filles de ***, de *** et de ***, ont ainsi pu s’échapper.
Elles sont toutes dispersées à Kaboul chez des cousins.
Je vous donnerai d’autres nouvelles quand j’en aurai. Il ne faut pas perdre espoir et continuer la lutte.
Bien amicalement
Chantal
Qu’adviendra-t-il de ces jeunes femmes, et de toutes celles qui sont dans leur situation ?
Elles sont à la merci de l’entraide familiale qui ne saurait durer éternellement dans une économie sinistrée, dont on voit mal comment les fondamentalistes pourront la restaurer, malgré les belles promesses grâce auxquelles on leur a laissé les mains libres.
Au moment de publier cet article, je reçois ce dernier mail de Chantal, que je vous livre aussi :
Bonjour Laure-Anne
Vous pouvez publier tout ce que j’ai écrit, vous avez bien fait d’effacer les noms des villages et des personnes.
X est à Kaboul. Elle n’a pas de téléphone, mais j’ai le téléphone de son frère.
Le lycée de filles de *** où nos filleules étudiaient est devenu une cuisine pour les Talibans…
L’aide humanitaire qui est arrivée au Panjshir a été récupérée par les Talibans et vendue aux quelques commerçants qui sont encore là.
Les gens plus âgés retournent dans leurs maisons pour éviter que les Talibans ne les pillent et s’y installent.
Que de mauvaises nouvelles.
Bien amicalement, Chantal
Je reviendrai donner des nouvelles à fragile-revue.fr quand j’en aurai, en espérant qu’elles soient meilleures.
Toutes ces courageuses invisibles, inentendues, méritent mieux que notre oubli.
Merci de ce témoignage, une fenêtre ouverte et puis…quoi, à suivre…mais au moins on sait.
Il faut en effet témoigner, c’est-à-dire faire savoir, en l’occurrence faire connaître l’existence de ces jeunes filles qui veulent apprendre et que des hommes empêchent. Souhaitons que ce ne soit pas seulement utile pour nous, utile à notre connaissance de la vie et à notre ouverture sur le monde, mais que ce soit aussi utile , et le plus tôt sera le mieux, à ces jeunes filles.
A l’heure où les medias ont changé de sujet, c’est bien d’avoir des noiuvelles du terrain par quelqu’un comme toi Laure-Anne, quelqu’un qui s’est investi dans la lutte pour le droit des femmes contre lo’obscurantisme, droit d’apprendre, droit d’enseigner, droit de vivre en fait…Merci
Merci Laure Anne de nous avoir informé sur la situation même si elle a évidemment quelque chose de déprimant. Oui il faut témoigner…
En lisant ceci je repense à la phrase, entendue lors d’un débat, d’une intervenante spécialiste de géopolitique : cette guerre est une guerre genrée, dont les victimes premières et désignées sont les femmes. Et je me dis qu’un des moyens d’y répondre est de contrer la guerre genrée par une décision d’immigration genrée. En pratique, que l’Europe (et déjà la France pourquoi pas, avis aux candidats à la présidentielle déclarés ou putatifs) proposent aux femmes afghanes (qui le souhaitent bien sûr) (et le peuvent …) un droit d’asile automatique, en leur qualité de femmes. Il est possible que cela se heurte à des questions juridiques, j’imagine, mais le droit peut s’ajuster. Au moins temporairement, le temps que leur pays retrouve apparence humaine, ces femmes, non seulement seraient en sécurité, mais surtout feraient le cadeau à nos sociétés d’un apport précieux de talent, de courage,.