… la conquête de la désobéissance
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Mon regard se porta sur la couverture du livre. Le gros grain de l’image montrait, sur une esplanade de béton gris, une belle femme élancée vêtue d’une longue robe blanche. Sac de toile jaune en main droite, main gauche appuyée sur un garde-corps métallique filant vers un arrière-plan plus lointain, on ne voyait pas son visage tourné vers un groupe semblant attendre on ne savait où exactement, à l’entrée d’un théâtre peut-être ou plutôt d’un musée car les manches courtes de la robe et l’ombre –courte elle aussi – disaient un début d’après-midi estival…
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Notre effort d’émancipation individuelle est une fuite en avant par laquelle on se rapproche d’un horizon inaccessible. Se libérer de l’emprise des schémas de pensée qui nous constituent, des a priori qui cimentent nos certitudes, des clichés dont nous sommes empreints est un exercice à la fois vain et nécessaire. Aussi, avant même d’ouvrir le dernier ouvrage de Gabriella Zalapi étais-je habité d’un espoir, d’une crainte, d’une attente et d’un écho. Tout cela résultait à la fois du souvenir de la rencontre avec Gabriella, de la lecture de ses deux précédents romans, des articles de presse ayant suivi la parution d’Ilaria et de la résonance de l’ensemble en mon for intérieur.
Je garde en moi le souvenir fervent de l’atelier d’écriture de St-Léon-sur-Vézère qu’elle avait animé en juin 2023 avec, à la fois, une sorte de hiératisme fiévreux («E troppo magra» dit la grand-mère) et d’attention quasi-maternelle portée à chacune et chacun des participants. C’était clair : pour elle, jamais la littérature ne serait une distraction et toujours l’expérience d’écrire méritait d’être tentée. Quelle que soit la qualité de la production, elle serait un exercice de plongée intérieure tourmenté mais revivifiant ! J’en avais fait mon miel.
Avec Ilaria, mon espoir était double. Je voulais retrouver son écriture faussement simple et délicieusement subtile que je goûtais avec le même plaisir qu’on trouve à identifier les structures, les nuances, les associations inattendues et les raffinements des authentiques cuisines asiatiques en même temps que je voulais en savoir plus sur une histoire familiale extra-ordinaire mais dont la singularité dit l’universalité des interrogations existentielles.
J’avais une crainte : voir une fois de plus l’inceste fiché au centre du récit des rapports père-fille. Quoique reconnaissant la légitimité du traitement de ce mal récurrent, ma culpabilité latente et refoulée de mâle ne supportait plus le rappel constant des millénaires de domination et de violence masculines dont je demeurais moi-même porteur, je le savais. Certes, j’avais la chance d’échapper aux affres des victimes mais jamais je n’avais choisi le côté des bourreaux auquel j’étais pourtant assigné.
Sachant quelques bribes de mon parcours marqué par la culture cheminote, Gabriella m’avait interrogé, il y a quelques mois, sur le terme technique désignant les panneaux à lettrage rotatif annonçant dans les gares les départs et les arrivées des trains. J’avais été bien embarrassé pour lui répondre mais je gardais la secrète attente de voir la trace de notre échange resurgir plus tard au détour d’une de ses pages.
Enfin le sous-titre du roman, la conquête de la désobéissance, faisait pour moi écho à l’évocation récente dans les média de la lutte des femmes iraniennes. La mort, il y a deux ans de Mahsa Amini a provoqué un mouvement de protestation dont la puissance permettait d’espérer un affaiblissement des mollahs. La répression féroce ayant suivi et fait plus de 500 victimes peut aujourd’hui laisser croire que les forces démocratiques et le mouvement des femmes sont anéantis. Il n’en est rien : les femmes iraniennes ont affirmé leur capacité de désobéissance et l’impose peu à peu au pouvoir religieux. De plus en plus de femmes refusent de porter le foulard à Téhéran et cette conquête de la désobéissance porte en elle de profonds changements. C’est cette force d’imposer sa liberté qu’à sa manière, têtue et solitaire, cherche à conquérir la petite Ilaria !
Autant le dire tout net, parce que personne ne guérit de son enfance, la lecture d’Ilaria m’a comblé. Le je du récit dit, sans pathos et au contraire avec une sorte de distance et de maturité enfantine, l’errance d’une petite fille et de son père à travers l’Italie du début des années 80, l’emprise paternelle, l’objectivation de l’enfant prise dans le rapport de forces des adultes qu’elle saura dépasser pour affirmer sa capacité propre à grandir par-delà le conflit parental. Le ton est a-moral au sens où la petite fille n’a pas encore intégré l’ensemble des conventions et impératifs sociaux des adultes. Avec le regard neuf et aiguisé de l’enfance, elle observe les choses et les gens, fait des constats sans jugement, interroge l’incessante litanie des recommandations que lui prodiguent les adultes (Mi raccomando…)
Ecrire à hauteur d’enfant appelait une forme que Gabriella Zalapi déploie avec brio. Elle fait alterner et entrecroiser évocation de l’attachement de la petite à Birillo, son ours en peluche, chansons d’amour populaires et sirupeuses dans lesquelles, de façon séparée, le père et la fillette cherchent identiquement consolation, onomatopées enfantines qui imagent la réalité mieux que tout vocabulaire savant, rappels réguliers de l’admiration identificatoire de l’enfant à la jeune gymnaste Nadia Comaneci, l’une et l’autre usant de contorsions corporelles pour dire leur rapport au monde. Les phrases souvent sans verbe et la forme syncopée atteignent leur acmé avec les messages télégraphiés à la femme aimée par un père inconséquent et inapte à admettre la rupture du couple. STOP.
Avec ce père aimant mais alcoolique, menteur, irresponsable, mythomane, qui met l’ordre des choses cul par-dessus tête, il ne reste à Ilaria qu’à jouer à cochon pendu pour tenter d’échapper à la dysfonctionnalité de la situation et remettre le monde à l’endroit.
Il paraît que les élèves italiens, durant trois années de leur scolarité, étudient L’Enfer de Dante. La douce violence que le rapt paternel impose à l’enfant n’est pas l’enfer (qui est le ciel de plomb qu’évoque régulièrement les informations radiophoniques sur les attentats d’extrême-droite et les enlèvements des Brigades Rouges), elle est un purgatoire d’où elle sortira temporairement pour le paradis d’un séjour idyllique dans la campagne sicilienne.
Page 66, la gamine « …lève la tête et guette l’apparition des lettres blanches. Clac clac, elles tombent, roulent, s’arrêtent un instant, forment des mots illisibles puis le bruit de la rotation reprend… ». Merci Gabriella pour ce clin d’œil adressé depuis le hall de la gare de Pise !
Ecrit en français, le récit déploie par saccades un italien chantant et suave qui alimente une trompeuse légèreté. Finalement rattrapé par la réalité, dégrisé, le père laissera Ilaria à sa mère dont l’absence pesante depuis le début du roman se retournera soudain comme un gant pour marquer une présence à la prégnance elle-même désormais ambigüe. Au retour à la maison, la petite prendra distance avec le réconfort des retrouvailles avec maman se demandant, à la recherche d’un centre de gravité permanent (comme le chantait Franco Battiato), si l’emprise n’allait pas changer de camp.
Le livre refermé, je ressentais, comme souvent à la fin des meilleures premières lectures, la satisfaction du plaisir éprouvé et le regret de n’avoir plus à le découvrir. Il faudrait expérimenter les joies de la relecture, les plaisirs tant du recommencement que les découvertes échappées à la perspicacité du premier passage. Mon regard se porta sur la couverture du livre. Curieux d’identifier l’origine de la photographie, je feuilletais l’ouvrage et découvrais que l’illustration de couverture était une archive de l’autrice. Il me plaisait alors à imaginer que le personnage mis en exergue n’était autre que la mère sur l’histoire de laquelle il restait peut-être à Gabriella à revenir en mots…
Mi raccomando Gabriella !