DIALOGUER
en prosant ces quelques vers
Le problème aujourd’hui est de conserver suffisamment de facteurs de l’hémisphère gauche pour permettre un dialogue équilibré entre les deux formes d’intelligence. Il est d’ores et déjà évident que les valeurs qui s’incarnent dans les grandes réalisations de l’ère Gutenberg, ne survivront pas sans que soient posés quelques garde-fous contre le développement effréné des technologies de l’électronique. Mc Luhan
Dialoguer avec Dante en traversant le maquis du milieu de nos vies Dialoguer avec Ponge à l’entrée du petit bois de pin Dialoguer avec les aiguilles de la pinède dansant au vent léger Dialoguer en prosant ces quelques vers Dialoguer avec Ulysse entrant incognito à Ithaque Dialoguer avec Jean Jacques doux rêveur durant ses promenades en solitaire Dialoguer avec Pessoa à la recherche du langage du desasosego ( traduit par intranquillité) Dialoguer avec la Môme Néant la marionnette chérie de Jean Tardieu Dialoguer avec le cyclope ivre de vin noir et de rire éternel Dialoguer avec son chien quand il ne reste rien Dialoguer avec Soi-même comme un autre Dialoguer avec sa partenaire actrice d’Onirocri (une tragi-comédie) Dialoguer avec le buraliste qui offre ses cigares à qui veut bien parler de métaphysique Dialoguer avec le gardien de troupeaux et le banquier anarchiste Dialoguer avec la dernière indienne de la Terre de Feu Dialoguer avec Socrate avalant sa ciguë Dialoguer avec Fol Erratique imaginé par François Rabelais Dialoguer avec Montaigne qui parle au papier comme au premier venu Dialoguer avec les morts de la promesse de l’aube Dialoguer avec un tramway nommé Désir Dialoguer avec la face cachée de ce texte barboté, bredouillé, bricolé par ajouts successifs Dialoguer en pratiquant cet art modeste où l’on essaie un mot puis l’autre jusqu’au bout de la ligne Dialoguer avec cet homme d’argile ou cette femme qui orne ses poteries de barbotine Dialoguer Dialogisme : la vérité naît entre les hommes qui la cherchent ensemble dans le processus de leur communication dialogique. Mikhaïl Baktine
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J’avoue aimer, préférer peut-être cette façon de » proser ces quelques vers » où le texte se bricole d’ajouts successifs selon ce qui traverse l’humeur d’un esprit souvent intranquille, voire inquiet . On s’y retrouve et on y puise, selon la pêche du jour, pour moi Pessoa et son fameux journal, dialoguant avec ses autres « personnes » :
« Au sein d’une torpeur lucide, lourdement incorporel, je stagne, entre le sommeil et la veille, dans un rêve qui est une ombre de rêve. Mon attention vogue entre deux mondes et perçoit, aveugle, la profondeur d’une mer et la profondeur d’un ciel ; et ces profondeurs s’interpénètrent, se mêlent, et je ne sais ni où je suis ni ce à quoi je rêve ».
Vicente Guedes
Merci, chère Sophie, pour cet ajout qui tire sur le fil Pessoa avec un hétéronyme nouveau (Guedes) que j’ignorais. Pour prolonger ce fil-là, je pense à « Les trois derniers jours de Fernando Pessoa. Un délire » Un petit livre plein de grâce d’Antonio Tabucchi. Citation pour citation, je vous donne celle de ma sociologue préférée, Nathalie Heinich, qui dans une enquête publiée sous le titre de « Être écrivain Création et identité » a souligné le côté « médium » de Pessoa (et j’ajouterai de nombreux écrivains, poètes dont j’ai égrené les noms dans « Dialoguer ») : « Le médium, c’est la place transparente, le lieu neutre qui permet le passage, la plaque photographique qui attend l’impression : c’est l’oubli de soi-même qui permet de se plier aux autres pour mieux les rêver »
Même si, pour ma part -et le rêveur solitaire contemporain de Fragile et dame Sophie me le pardonneront- je m’ennuie un peu en la compagnie fantomatique de Pessoa , de ses avatars et de son fils spirituel Antonio, je trouve bien du plaisir à toutes les autres roboratives et vives conversations auxquelles convie ce pros-ème, dont la simplicité et la joie de douce volière m’enchantent ! Merci donc , cher promeneur d’un siècle peu éclairé, de nous partager tes amis et de dialoguer à travers eux avec tes lectrices (et n’en doutons pas, tes lecteurs) !
Mais oui mais oui chère Laure-Anne, il ne faut pas que « l’ennui ésotérique » empoisonne nos vies Je sais bien mais quand même de temps en temps j’en remets une couche (en faisant cliquer mon palimpseste après l’incise de Sophie j’ai retrouvé bien des textes cachés dans le monstre numérique- chacun ses « bauls » les malles où l’on entasse nos textes. )
En voilà un, écrit une nuit entre 2h46 et 2h 66 (sic), d’une personne dont je ne me souviens plus…
2h46 Personne : masque souvent grotesque de l’acteur antique. Chaque personne, homme ou femme, continue ainsi de faire en société son cinéma. Malheur à ceux et celles qui sont dupes de leur personnage. Paradoxalement Pessoa (Personne en portugais) s’inventa plusieurs noms de plume qu’il appela ses hétéronymes. Il était Álvaro de Campos, poète avant-gardiste et décadent, qui écrivit dans un élan métaphysique « Bureau de Tabac ». Il était Alberto Caeiro, versé dans la phénoménologie. Il était Ricardo Reis et António Mora. Et son livre le plus fameux Livro do desassosego (Livre de l’intranquillité) fut l’œuvre de Bernardo Soares. Son quotidien, il le nomma « ennui ésotérique ». Tout un programme. 2h66
Eh oui, je réponds à Laure Anne, coup double, j’ai eu une attraction profonde autrefois pour Tabucchi, le plus portugais des écrivains italiens…. il ya quand même des concordances, correspondances heureuses…
Je sais bien, chère Sophie, mais je n’aime pas embrasser des fantômes (voir mon commentaire suivant) ;-))
Quoi du plus bel usage de la parole que de dialoguer. Une force tranquille mais qui demande une certaine habitude, un savoir-faire où la personnalité de l’autre joue un certain rôle. Bien sûr, il y a des dialogues impossibles, trop d’écart entre les personnes, trop d’intérêts divergents, des conceptions de vie incompatibles, des cultures qui ne peuvent s’accorder et se rencontrer… Mais nous pouvons toujours tenter l’expérience, forcer le dialogue, il y a toujours bien quelque part un point commun.
Jean-Marie Corbusier (Le Journal des Poètes)
Ah la joie des alias, m’sieurs-dames…A coeur joie, mais ces cache-cache drolatiques au bout du compte n’embrassent-ils pas le néant ? Est-il utile de s’en remplir en personnages quand il attend férocement notre chair ?
On pourrait poursuivre la série, le texte nous y invite :
Dialoguer religieusement avec des Carmelites Dialoguer sur la pluralité des mondes Dialoguer avec le chapon et la poularde de Voltaire Dialoguer avec cet histrion de Neveu de Rameau Dialoguer et pourquoi pas Diabloguer à la façon de Jean Dubillard, Dialoguer du coup avec la queue et la boule de billard en jouant des bandes Dialoguer avec Jean jacques mais pas seulement celui de Genève il y a aussi celui de Martigues l’auteur de Dialoguer
Excellent, Signore Bellatorre, vous jouez bien du billard coquin, et le dialogue se choderlise!!!
vieux grain à pillarder en mémoire de Claudine Oriol-Boyer dont André fit l’éloge posthume
Je me suis toujours proposé d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de mes livres (Impressions d’Afrique, Locus Solus, l’Étoile au Front et la Poussière de Soleils).
Il s’agit d’un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu’il est de mon devoir de le révéler, car j’ai l’impression que des écrivains de l’avenir pourraient peut-être l’exploiter avec fruit.
Très jeune j’écrivais déja des contes de quelques pages en employant ce procédé.
Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques.
En ce qui concerne billard et pillard les deux phrases que j’obtins furent celles-ci :
1° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard…
2° Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard.
Dans la première, « lettres » était pris dans le sens de « signes typographiques », « blanc » dans le sens de « cube de craie » et « bandes » dans le sens de « bordures ».
Dans la seconde, « lettres » était pris dans le sens de « missives », « blanc » dans le sens d’ « homme blanc » et « bandes » dans le sens de « hordes guerrières ».
Les deux phrases trouvées, il s’agissait d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde.
Or c’était dans la résolution de ce problème que je puisais tous mes matériaux.
Dans le conte en question il y avait un blanc (un explorateur) qui, sous ce titre « Parmi les noirs », avait publié sous forme de lettres (missives) un livre où il était parlé des bandes (hordes) d’un pillard (roi nègre).
Au début on voyait quelqu’un écrire avec un blanc (cube de craie) des lettres (signes typographiques) sur les bandes (bordures) d’un billard. Ces lettres, sous une forme cryptographique, composaient la phrase finale : « Les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard », et le conte tout entier reposait sur une histoire de rébus basée sur les récits épistolaires de l’explorateur.
Je montrerai tout à l’heure qu’il y avait dans ce conte toute la genèse de mon livre « Impressions d’Afrique » écrit une dizaine d’années plus tard.
Il s’agit naturellement d’un texte de Raymond Roussel
Dans les défuntes années 70, nous avions faits un atelier dirigé par Claudette Oriol-Boyer.
il s’agissait de joindre, après maints méandres lexicaux, les deux bouts de peaux, ainsi marquées :
« La peau verdâtre de la prune
La peau verdâtre de la brune un peu mûre »
Merci à Fragile pour ces dialogues en forme de monologues pluriels en ligne et hors ligne Merci à Sophie pour sa pêche du jour, un poisson nommé Pessoa dans une mer de rêves de rêves, Merci au médium qui en a surgit, ouvrant des passages entre le quotidien et le Monde Autre des Chaman.e.s Merci à Laure-Anne pro-meneuse de revues nègres d’un monde si peu éclairé qu’elle le dézingue (en d’autres lieux) au zénith de sa mémoire-zèbre (« Ziggy, is name, his Ziggy ») Merci à Jean-Marie qui depuis son poste de passeur de poèmes (au Journal des Poètes en Belgique) sait combien il est difficile d’admettre l’écart poétique Et merci à André dialoguant en diable avec les Carmélites, les histrions et ce Jean Dubillard qui s’appelait en vérité Roland comme notre cher Barthes dont je puis vous révéler en exclusivité sa prochaine livraison sur Fragile : « La littérature selon Minou Drouet. »