Le passé est fait de couches, le présent de mises à nu

Comment, dans le dernier roman de Maylis de Kerangal, l’écriture restitue encore, pour le plus grand plaisir du lecteur, la sidération que cause la redécouverte du passé ou les traumas du présent.

« Jour de ressac »

de Maylis de Kerangal

 

Dès la première phrase de ce récit de recherche d’identité, le lecteur identifie, lui, ce qui fait la quintessence d’un style, ou du moins ce qui fait celui, unique, de l’auteure : cette façon simple et efficace de rendre compte de la manière d’être au monde. La narratrice dit avoir son sac contre la hanche, lourd, une pierre, un sac d’où elle pense que vient la sonnerie d’un appel téléphonique – il le fera revenir au temps de l’adolescence vécue au Havre –, un sac pour symboliser le fardeau mental qui va lui échoir, celui de savoir de qui est le cadavre ce corps retrouvé sur une plage, et dans les poches duquel on a retrouvé un ticket de cinéma où est inscrit son numéro de mobile à elle. Le boîtier pulse sous les doigts de la narratrice à travers l’étoffe : être au monde est aussi affaire de perception tactile ; plus loin, le style sera aussi porteur d’une sorte de sensualité matérielle, même quand il s’agira de décrire une autopsie.

L’affaire dans laquelle est plongée la narratrice va lui offrir un miroir pour raconter son enfance en même temps que fournir le prétexte à la description précise et documentée de nombreuses scènes de vie : outre le bombardement de la ville par les Alliés pendant la dernière guerre mondiale, la migration des Ukrainiens, la pénétration des docks par la mafia de la drogue, ou encore les combats d’escrime, les pratiques professionnelles de la police (on peut supposer à ce roman une dimension autobiographique quand on sait que l’auteure a passé son enfance au Havre et que son père était officier de marine marchande).

Dès la première page, le rythme propre à l’auteure est là pour suggérer le vertige qui s’est emparé de la narratrice après réception de l’appel : le couloir s’incurve, pareil à une piste de bobsleigh et elle cherche un point fixe où accrocher ses yeux, citant alors précisément comme possibles points fixes, une basket, une poignée de porte, un losange sur le tapis, comme des gages donnés à la réalité à laquelle toujours on se confronte.

On se souvient alors de l’intérêt de l’auteure pour le poète Francis Ponge et son Parti pris des choses, pour qui le mot est matériau du texte, liaison entre mot et signification, une façon d’écrire qui épargne de recourir aux termes-concepts et de décrire plutôt leur effet sur les corps ou la manière dont ils laissent des traces. Ainsi, plus loin, un vent déstructuré, sinusoïdal, hasardeux comme une chose sans tête, mais une force invisible qui liait tout ensemble, sanglait le ciel sur la mer, et nous – mouettes, bateaux, pelleteuse – avec eux, dit également la narratrice.

Ruines

Beaucoup de choses se font écho, le cadavre aux morts de la guerre, l’extinction des voix disparues, au métier de doubleuse, de la narratrice, pour le cinéma. Au moment du récit, nait le sentiment que celle-ci va devoir calmer ces échos comme dans le fameux tableau Le cri, de Munch. C’est le ressac : les choses lui reviennent en mémoire, viennent accaparer ses pensées comme les séries de vagues sur le sable.

La phrase est longue pour soutenir le rythme d’une narration qui doit forcément s’accélérer pour répondre à la question de savoir pourquoi on a retrouvé dans les poches du cadavre le numéro de téléphone de la narratrice ; les appositions nombreuses, pour maintenir la vitesse de l’écriture.

C’est un roman marqueté de scènes différentes et profondes, souvenirs en surimpression : Le récit qui vient en surimpression, s’est ajouté à d’autres ruines, venu en surimpression de celles que la guerre produisait en Ukraine. Ce sont ces correspondances, ces ajouts, cette saisie du monde tout d’un bloc, qui fait la densité du style incomparable de l’auteure.

On retiendra ces scènes au pied de la digue et sur la jetée où la narratrice, loin de s’en remettre à la rêverie que pourrait suggérer la mer, se colle à l’observation des galets : Je me suis inclinée vers le sol et la chape grisâtre a basculé progressivement en haute résolution, certains galets devenant roses, d’autres bleus, vert-de-gris, gypse ou kaolin. On pourra s’étonner toutefois de la convocation récurrente d’épisodes venus du passé comme c’est la tendance chez les auteurs américains d’aujourd’hui.

Le procédé d’une narratrice unique fait aussi qu’on en sait moins sur son apparence physique que sur celle des autres personnages, eux nommés au contraire d’elle – un excès de pudeur de la part de l’auteure ou une façon de renforcer le je de la narratrice ? –, même si l’évocation de ses propres attitudes laisse imaginer une quinquagénaire – l’âge est donné – plutôt frêle et fragile, en besoin d’affection, aimant se lover contre le corps de son compagnon, quoique bourrée d’énergie.

C’est dans le dialogue avec le conducteur de la pelleteuse, lequel a trouvé le cadavre sur l’estran, qu’il est employé deux fois, à quelques lignes d’intervalle, le terme qui justement peut caractériser ce dont veut rendre compte le style de l’auteure, celui de sidération. En l’occurrence, celle qui a saisi l’inventeur du cadavre et semble avoir causé chez lui un choc traumatique ; Bientôt son récit a pris un virage inattendu, un virage sidérant même, l’effroi consécutif à la découverte du cadavre subitement estompé pour faire place au compte rendu de l’arrivée des flics en Peugeot gris métallisé.

Au-delà des flics, des employés municipaux, des gérants de cinéma et de bar, des anciens pilotes de bateaux, des escrimeurs, de l’imprimeur de compagnon, même du premier amant, Craven, le personnage principal du roman demeure la ville du Havre, martyrisée, mais reconstruite de béton pour aller toujours vers la mer, et condamnée peut-être à se constituer d’éternelles couches comme celles qui constituent la mémoire : Je n’ai rien répondu, j’étais à genoux sur la plage, tordue, à imaginer l’extraordinaire fossile que serait la ville, une fois ramenée à la surface de la Terre après avoir été engloutie durant des milliers d’années (…) je me suis souvenue avoir entendu dire que les gravats de la ville bombardée en 1944, une fois remblayés sur le rivage, puis minéralisés comme le reste, avaient formé ici une nouvelle couche sédimentaire.

Demeurera entière la question de savoir quelle est l’identité du cadavre. La narratrice a-t-elle identifié son premier amant ? On peut le supposer, même si elle renonce à rechercher les taches sur la peau qui auraient pu l’y aider quand, à la dernière ligne, le flash du visage de Craven – parti en fumée, comme la cigarette ? – finit par lui passer devant les yeux. Que faisait- il sur cette plage, faut-il l’assimiler à une victime du trafic de drogue ? Comment, dans ce cas, a-t-il pu revenir s’échouer là, au pied de la digue Nord, alors qu’il était parti, jeune, naviguer autour du monde ?

Une suite est-elle envisageable qui viendrait comme se renouvelle toujours le ressac, parce que la vague a heurté un obstacle qu’on ne voit pas, qu’on ne connaît pas ? Sans doute pas. Le retour vers Le Havre s’est accompli, la vie peut rebondir.

« Jour de ressac »

de Maylis de Kerangal, éditions Verticales

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