Chant I
En Afrique, à dix mille kilomètres d’ici, au Rwanda.
(Faire apparaître ici ce qui a eu lieu là-bas.
Dans mes limites.)
Respiration de sa mère
le nourrisson distingue entre l’habituel et ce qui ne l’est pas
respiration inhabituelle de sa mère
halètement
le nourrisson ignore ce mot et la chose.
Une histoire de nourrisson une fille
quelqu’un l’a trouvée
en vie sous le cadavre de sa mère.
Cris avec différentes intonations
la nourrissonne distingue bien
entre rires et cris, mal entre colère et terreur.
Pas conceptuellement mais confusément.
Mais puissamment.
Histoire écrite par un prêtre blanc et psychanalyste
une histoire vraie un témoignage,
lue imprimée ici en Europe dans un livre ;
lectrice l’âme est un film,
des ombres – leurs couleurs sortent des mots –
l’impressionnent
et des êtres y impriment leurs figures abstraites.
J’imagine m’efforce, malgré l’infranchissable,
d’approcher, de voir par une fente
(par une fente, c’est l’éthique,
ne pas feindre que j’y vois vraiment).
Parce que sa mère la comprime sur son sein
parce que sa mère court
paroles cris s’empoignant se frappant de tous côtés
la nourrissonne
ne dirige la tête les yeux vers aucune bouche.
Mais reconnaît des bruits humains
même si elle ne peut penser l’humain.
Une toute petite fille apportée au dispensaire
par quelqu’un.
Fermons les yeux.
A ce quelqu’un adressons un salut.
« Quand adulte elle parlera,
elle n’aura conservé aucun souvenir, déclare le médecin
noir et hutu
qui la recueille dans ses bras.
On ne garde aucun souvenir
de ses premiers mois nous enseigne la médecine. »
Alors quel tableau je me demande
ce petit être sans parole se racontera-t-il de la catastrophe
une fois adulte ? Car même les adultes,
s’ils possèdent quantité de mots, ils n’en ont pas,
disent-ils, pour la dire.
Alors, sur cet indicible vécu dans une conscience
si faible et dénuée de mots
si peu flamme encore, à peine une braise,
qu’elle n’éclaire pas la mémoire,
quelle histoire ce petit être se peindra-t-il ?
Il me semble en effet impossible de vivre
assez bien en société
sans pouvoir placer devant ses yeux à bout de bras
un tel dans ma vie il y a eu
par lequel la vie est, me semble-t-il, si profondément déterminée
que ces profondeurs resteront en partie toujours invisibles.
Après lectures fissures, j’imagine je vois,
images sans détails, vision pauvre
(pauvreté, l’œil s’échine à pointer du doigt).
La fuite de sa mère la chasse entreprise par les assassins
les heurts de la course
l’étreinte de sa mère qui plutôt que de la porter
sur le dos l’exposant ainsi aux coups des chasseurs
l’entoure de ses bras
la chute enfin les contorsions et soubresauts de la chair les cris de la mère et d’autres victimes où se mêlent terreur et douleur et les cris des assassins qui joyeux ou furieux s’encouragent mutuellement.
Énigme.
Quelle histoire cette petite fille se peint-elle
de la catastrophe,
et un jour à ses enfants
aujourd’hui qu’elle est adulte et sans doute mère ?
Si elle vit elle a 27 ans.
Peut-être pensera-t-on que son appétit pour la vie
étant tué dès ses premiers mois,
son âme dénutrie s’est effondrée tôt,
entraînant le corps dans sa chute.
Je ne crois pas.*
Et je m’interroge. Faut-il admettre
qu’un oubli propre au devenir humain
a lavé toute impression
comme la marée efface la marque d’un pas sur le sable ?
Il serait égal pour l’avenir
que ce pas soit d’un ennemi ou d’une mère?
Cet oubli ne serait-il pas plutôt une boue
infranchissable
aux regards, même aux mains mais que franchiraient
certains rayons émis par les souvenirs enfouis ?
Se pourrait-il enfin
que ce soit un anéantissement
comme d’une étoile dont les rayons pénètrent nos yeux
quoiqu’elle ait explosé il y a des millénaires ?
Et notre héroïne (je la nomme ainsi avec plaisir)
tressaillirait aujourd’hui, et à l’avenir,
sans que sa mémoire ait conservé dans son sous-sol
quelques soubresauts,
vestiges obscurs et radioactifs du séisme…
.
* Elle a survécu assez longtemps pour être adoptée.
Une forme au plus près du sujet. Halètements du massacre avec mère et enfant, Réception et choc par celui qui l’a su. Questionnement plus construit et intemporel à propos de l’humain et de sa résilience.
Beau triptyque.
Qui manie l’appel à la sensation, à l’émotion, et à la raison.
Chaque fait inhumain devrait avoir semblable discours.
Quid de l’impact et de la diffusion?
Respect et admiration en tout cas.
Oui Jacqueline, c’est ce que je tente, faire un peu exister dans la tête des gens d’ici -abstraitement donc, ne nous y trompons pas- ce qui a existé là-bas dans la matérialité de la vie et qui existe encore dans la tête des gens et a laissé des traces visibles dans leurs corps.
C’est fort et pudique à la fois.
Ce qui ne s’oublie pas : le salut au quelqu’un, tutsi hutu qu’importe, qui a amené l’in-fans au dispensaire.
Merci à l’écriture qui fait récit de cette traversée de l’in-fans, de cette « héroïne » sans récit.
Est-ce l’oubli qui est boue infranchissable, ou l’impossibilité des mots sur la traversée d’un corps renaissant d’une séparation du corps de la mère plus sanglante, plus violente que l’initiale?
Cette séparation que tu mets en mots, on aimerait qu’elle puisse la lire, y déchiffrer les répliques de ce séisme, y combattre la peur incrustée dans la chair qu’on suppose, y réoriginer ses cauchemars, y ouvrir la porte d’une maternité tournée vers la vie…
Où était-ce? Qui était-ce ? On aimerait aussi que bien plus de ces petits soient des noms, le possible de vies renouvelées…
Oui, c’est quelqu’un, femme ou homme, peut-être un enfant plus âgé. Et je n’exclus pas que ce soit l’un des massacreurs qui ce jour-là…
L’oubli : cela me fait peur, qu’il y ait dans la vie des conséquences, voire visibles dans le corps, et que l’événement n’ait laissé aucune représentation dans la mémoire. La vie d’une telle personne serait dominée au moins partiellement par une force définitivement invisible -et ailleurs- par un dieu méchant en quelque sorte. Qu’en disent les neurosciences ?
Dans le livre Dessins et Destins d’Enfants par Serge Baqué aux éditions Hommes et Perspectives, on trouvera des noms et des photos d’enfants ainsi que de leurs dessins.
Un bien beau texte, oui « fort et pudique » à la fois, tout empreint d’une fraternité respectueuse pour le bébé, la mère, l’humain digne de ce nom qui l’a sauvée (ou épargnée).
En te lisant j’ai pensé au récit d’Yvonne Salamon « Je suis née à Bergen-Belsen » (Plon 2020).
Sa mère, résistante juive, arrive enceinte à Bergen-Belsen, réussit à cacher sa grossesse, à accoucher discrètement et à cacher encore l’enfant pendant 6 mois jusqu’à leur libération. YS raconte ce fait troublant : le bébé qu’elle était n’a jamais pleuré avant qu’elles soient en sécurité. Instinct de survie, ou plutôt puissance du désir de vivre qui a tenu dans cette dyade mère-enfant.
C’est pourquoi je veux penser que ce bébé que tu évoques, Pierre, aura malgré tout retenu de tout cela ce désir de sa mère qu’il/elle vive, sur-vive. Désir secondé par les justes rencontrés. Dans le récit d’YS, il y a le moment poignant où après l’accouchement une co-détenue donne à la mère un carré de chocolat qu’elle avait réussi à se procurer et qu’elle gardait pour le moment où elle et sa fille adolescente se sentiraient vraiment à bout de forces. Toutes les quatre ont survécu.
Belle histoire , Ariane, que celle d’Yvonne Salamon, où, en dépit de tout, des forces convergent pour faire advenir la vie. Merci de l’avoir rapportée, et pour ma part je ne la connaissais pas. Mon chant I est suivi de quelques autres dont l’un… Une pensée me vient, que je formulerai bêtement : la vie l’emporte souvent, mais ce n’est pas nécessairement celle de la victime. ( Ou autre formule bête : le plus souvent, ce n’est pas la mort qui détruit une vie, mais une autre vie.) Et à terme, la vie ne l’emportera pas. Sur terre, je veux dire, ailleurs, je l’ignore. Bon, il est urgent je crois que je renonce aux sentences et autres apophtegmes.
Merci pour ce texte.
Merci d’avoir lu, Michèle. 🙂.