Chant I
Le minable vorace,
onze ans après qu’il a pris la fuite à pied
dans un pays frontalier
en Tanzanie par le pont sur l’Akagéra
ou au Congo
franchissant La petite Barrière sur la route de Gisényi à Goma,
ou que pour rester au pays
il a revêtu le costume de la candeur
ayant lavé au fleuve son pantalon sa chemise
et ses mains
pour que cesse de luire sur l’étoffe et sous ses ongles
l’astre pourpre qui dénonce l’assassin.
Le minable vorace il se nomme Génocide.
Génocide des Tutsis.
Génocide des Tutsis en l’an 1994 au Rwanda.
Génocide des Tutsis par des Hutus
dans les villes sur les routes dans les villages.
Génocide des Tutsis par des Hutus
hommes femmes et aussi enfants.
Génocide des voisins tutsis par des Hutus
à la main maniant une machette.
Onze ans après cela en 2005 la Justice entre dans le paysage
partout dans les collines rwandaises
en plein air dans ces tribunaux de village
qui existaient jadis pour régler les disputes entre voisins
et on les ressuscite,
voilà que partout dans le peuple qui brasse assassins et survivants
elle entre en scène la Justice.
Car depuis onze ans les morts,
s’ils ont déserté chemins et ruelles, arpentent
la mémoire des Tutsis
qui sur les collines survivent à pas incertains,
morts si nombreux qu’ils semblent innombrables
mais les survivants les dénombrent
non seulement pour les honorer
ces morts dont la mort fut ignominieuse,
mais aussi pour survivre en prouvant
que si les assassins ont coupé mains pieds muscles du cou
afin que les corps se traînent
à quatre comiques pattes et la tête ridiculement tombe
sur la poitrine,
et qu’ils puissent alors se moquer très fort,
eux les survivants, en si piteux état qu’ils soient,
ils la conservent leur humanité.
Du côté
de mon père 85
(dont Mfizi mon père)
de ma tante paternelle Madalina 4
de mon oncle Ndaruhutsé 28
de mon oncle Migambi 19
de mon grand-oncle Sindambiwé 21
de ma mère 48
(dont Monika ma mère)
de la famille de mon mari 86
(dont Innocent Séminéga mon mari)
cela fait 291 assassinés écrit Esther Mujawayo
dans SurVivantes
dénombrement incomplet précise-t-elle.
D’avril à début juillet 1994
au Rwanda
80% des Tutsis ont été massacrés.
Dans ces tribunaux de village
les juges portent pantalon propre et si possible
des chaussures à lacets mais surtout
sur une chemise impeccablement repassée
le signe de leur magistrature :
une écharpe ciel et soleil, couleurs du Rwanda,
signe que leur incombe un devoir
et il est lourd comme un arbre
abattu par la tempête et que l’on s’efforce
de replanter.
A 92% ces juges sont des paysans
majoritairement hutus que les villageois
majoritairement hutus ont élus
pour leur tête froide et leurs mains propres,
des pauvres
contraints car ils ne peuvent se dérober
de laisser leurs champs un ou deux jours par semaine
pour siéger,
la plupart sachant lire écrire avec maladresse
des pauvres,
dont l’apprentissage en lois justice et jugements
n’a pas excédé six semaines
et qui ne sont pas rémunérés
alors qu’on mange peu et que l’on gagne si peu
mais si la justice a un coût, elle est nécessaire
et il est juste que des Hutus la rendent, payant ainsi
pour les Hutus coupables et en leur faisant payer leurs crimes.
L’accusé misérable
efflanqué par la misère autant que ses victimes,
misérable
que l’on pousse dans le pré nettoyé pour l’occasion de ses bouses
devant les juges les greffiers
siégeant aux bureaux et pupitres empruntés à l’école.
Derrière l’accusé homme ou femme
(pas les enfants)
qui les mains dans le dos affronte le tribunal,
il y a les spectateurs
majoritairement hutus dans l’herbe
assis sous des chapeaux des parapluies au soleil.
Et quelques rares Tutsis (2 sur 10 ayant survécu)
dans les yeux desquels des morts en foule sont assis
le souffle pendu, leurs yeux morts tapant sur la nuque
de celui celle qui au centre transpire tête nue sous le soleil qui tape.
430 000 suspects d’assassinats 300 000 de vols
à juger vite parce que le temps s’effondre
emportant avec lui coupables et témoins.
Ces tribunaux après avoir transpiré durant sept années
au cours desquelles le nombre de suspects augmentant
c’est en fin de compte plus d’un million
d’hommes de femmes hutus qui suèrent sous le soleil,
ces tribunaux en 2012
rentrent tables et pupitres dans les écoles.
Sans eux il aurait fallu trois siècles aux tribunaux urbains
pour juger tout ce monde car la Justice ordinaire,
avec ses toges et ses perruques, ses vérifications, ses expertises
et ses scrupules, progresse avec lenteur sage
et insupportable.
Chant II
Une O.N.G. verse dans nos verres
que
les accusés sont pour la plupart
sans instruction et inaccoutumés à l’éloquence
ainsi qu’à l’argumentation
incapables par conséquent de se défendre.
Or ils ne sont pas autorisés à être défendus
par un avocat
(lequel il est vrai mettrait en difficulté des juges ignorant le droit.)
Sur quoi le guerrier
qui cassant les bras au génocide a pris le pays
entre ses poings et règne sur la république,
martèle qu’il n’a pas soif
et qu’ayant observé en 2004 au Rwanda l’air
qu’on respire,
oui dix ans après dans nos poumons
c’est encore l’haleine du génocide
rétorque-t-il
et son air est vicié par le cri jailli des coupures.
Or si les corps autour des lèvres sont morts,
leur cri résonne dans
les mémoires mais pas au dehors
si bien que l’air est vicié par ce cri d’autant plus fort
qu’il est muet
Car ce cri
sous la langue des Tutsis qui survivent
est tu
tant ils se voient entourés de silhouettes
qui dans les champs manient une machette.
Tu aussi dans les oreilles des Hutus
car si un sur dix a coupé tous
l’ont entendu ce cri
craché dans l’air par les coupures
malgré les doigts enfoncés comme des clous
dans les oreilles.
Il les brûle tous ce cri
comme si tous avaient une braise
clouée dans les oreilles ou sous la langue.
Alors moi cette haleine qui suffoque,
je la verse dans le crible
de la parole : qu’oreilles et langues soient celles de tous
et que constituant ses tribunaux le peuple
secoue le crible.
Une fois la vérité
disjointe du mensonge, et accomplies les sanctions,
une fois ces tribunaux dissous,
la paix
pleuvra sur les corps et les âmes, conclut le guerrier.
Et il tape du poing sur la table
comme naguère sur la crosse de son fusil.
Chant III
A vrai dire la Justice
a trouvé dès novembre 1994 une scène où déployer
ses rites et ses sagesses
mais en Tanzanie dans la ville d’Arusha
où siège le Tribunal Pénal International pour le Rwanda,
lequel accuse 93
présumés hauts responsables du génocide en condamne 62
en 21 ans
de novembre 1994 à décembre 2015.
Lequel considère
que l’accusé a droit à un procès équitable et qu’étant indigent
(car il a tout perdu)
il a droit à l’aide judiciaire gratuite.
Laquelle lui donne droit à
un avocat en chef (entre 80 et 110 $ de l’heure)
un avocat adjoint (80 $ de l’heure)
trois aides (25 x 3 = 75 $ de l’heure)
Dans le rapport rédigé par les commissaires aux comptes
il apparaît que de 1994 à 2009
le T.P.I.R. dépense approximativement 1 milliard 500 millions $
pour un peu moins de 100 affaires ;
à rapprocher
de cette estimation apportée par la Penn World Table 6.2 :
dans ces années-là
le P.I.B. (p.p.a.) par habitant est approximativement de 1000 $.
Vertige.
Le procès équitable
de chaque grand coupable de génocide
coûte 1 million $ par an
1000 fois plus
que ce que gagne alors un.e survivant.e du génocide.
Chant IV
Sur le talus de cette vie pousser
à une hauteur qui même la plus haute
ne dépassera pas la mesure de ta main
lorsque grattant la terre elle gagne moins
que vivre,
alors la justice nécessaire à tes morts…
Comment portant plainte témoignages
ne pas la réclamer ? contre les assassins
hutus tes voisins dont familles familiers mûrissent
en épis serrés autour de ton lopin,
tu y campes dans le dénuement,
toutes ces branches qu’ils ont brisées
de leurs mains maniant la machette
ne repousseront pas ;
si tu te brouilles,
qui pendant une maladie t’aidera à cultiver
ou à porter l’eau jusqu’à chez toi ?
et lorsque dans le dénuement tu tomberas
encore plus bas
qui te donnera des haricots ? et aux tiens qui ont survécu
qui procurera du travail ?
Qui d’autre remplacera les assassinés
que les assassins ?
Non il faut que tu te débrouilles
avec cette main
qu’on te tend d’un lopin à l’autre,
et l’homme de cette main
il craint le procès
et te sourit avec un air innocent très bien dessiné sur ses lèvres
et il parle en l’air comme si le procès
il l’imputait à ta mauvaise volonté,
à croire que cette main,
elle ne lui a pas obéi mais à un autre
à qui imputer le crime ;
comme si maintenant la coutume était revenue
qui prescrivait naguère de se soutenir
réciproquement
faux ! par intérêt pour te tenir entre ses doigts ;
tel est ton malheur que cette main si sale
tu ne peux pas
ne pas tomber dedans si repoussante qu’elle soit.
Sauf à payer le prix en retranchant sur ton corps.
Déjà survivre dans ton corps c’est vivre mal
parce que ton corps te torture
car sous les cicatrices tu endures encore
les coups que tu as reçus
et aussi que tu as vu que d’autres recevaient,
comme si après leur mort
ces autres avaient mal dans ton corps ;
le génocide survit dans ton corps
qui sans te demander ressasse comme un miroir
dont la chair ne reflète qu’une seule plaie toujours à vif,
murmure la vieille en tirant sur sa pipe.
Ajoute après un silence
avec les jours qui passent
aujourd’hui en 2021 nous restons peu
à avoir vécu le génocide adultes
chacun dans son rôle de damné, de bourreau
ou seulement de spectateur,
entrant par la suite piocher un outil un jouet une chaise
dans les décors sans propriétaire.
Tire sur sa pipe, se tait,
demande vivre un génocide ça se dit ?
se tait, demande
combien de temps encore le génocide survivra-t-il ?
Se tait, tire sur sa pipe,
secoue la tête ajoute
beaucoup à l’avoir vécu enfants.
Chacun dans son rôle.
Se tait.
Le prix pour vivre il faut le payer
soupire-t-elle.
Se tait.
Baisse la tête.
J’apprécie vos textes sensibles et engagés et leur ton.
Merci pour votre appréciation, Pierre !
Un texte intéressant et fort, bravo !
Merci, Stéphane ! 🙂
Ce texte est poignant, d’une force que je ressens comme insoutenable par moments. Il tire pour moi son efficacité de l’alliance d’une grande douceur empathique, et de l’objectivité factuelle qui gomme l’affect et fait d’autant plus ressortir la monstruosité.
Je le lis surtout comme une ode à la gloire des victimes. Elles méritent l’honneur, le respect, une infinie admiration. Leur survie au moment de l’horreur fut affaire de chance, sans doute. Mais leur survie actuelle doit tout à leur force. Force de résistance à la douleur qui perdure dans le corps, mais surtout résistance à l’humiliation insondable du déni de justice, inévitable pourtant dans le monde comme il va, ton texte le montre bien. Mais quand la justice est impossible, invalide, comment peut on échapper à la rage, à la haine, dans ces conditions ? Cette survie-là, psychique, sur quoi repose-t-elle ? Une fragile foi en l’avenir ?
Merci Ariane pour ce commentaire approfondi. Oui, comment peut-on échapper à la haine ?
Certains des survivants se disent peut-être que, par respect pour ceux qui n’ont pas survécu, ils se doivent de vivre aussi bien et aussi dignement que possible, et que, vu leur faiblesse , la haine est un gaspillage d’énergie qu’ils ne peuvent se permettre. Renoncer à la haine est alors un choix stratégique : pour être plus fort.
Quant à l’espoir, je crois que si des survivants en ont, ce n’est pas pour eux mais pour les générations qui suivent ou suivront. Un monde meilleur un jour lointain, dans quelques siècles par exemple.
Oui, je garde dans ma mémoire les photographies de quelques vieilles femmes (sans doute mortes aujourd’hui) vues dans des livres, accompagnant leurs témoignages : ce sont mes héroïnes, démunies et si grandes.
En marge du cauchemar absolu évoqué dans le poème…
« L’accusé misérable
efflanqué par la misère autant que ses victimes,
misérable
que l’on pousse dans le pré nettoyé pour l’occasion de ses bouses
devant les juges les greffiers
siégeant aux bureaux et pupitres empruntés à l’école. »
N’est-ce pas qu’en Afrique comme ailleurs, la Justice pauvre, la pauvre Justice, la Justice des pauvres, est souvent la sœur d’une autre Institution sans moyens, presque aussi famélique et maigrelette : l’École, qui l’héberge parfois, faute de mieux, et lui sert de Palais … ? Mais ce n’est pas seulement par économie que les deux sœurs partagent leurs estrades magistrales et leur vieux mobilier, c’est aussi par affinités entre leurs fonctions : sur ces pupitres, les juges et les greffiers mettent la même application à traquer le vice de forme qui peut suffire à casser une sentence, qu’ils mettaient, écoliers, à corriger la faute qui altère le contenu et dévalue la copie…
Si les jurés, les juges et les greffiers – instruisant ces affaires atroces sur ces pupitres mêmes où ils se sont instruits – rêvassent au temps lointain de l’innocence, ils se souviennent peut-être, comme dans un rêve, des plus fameux procès de leur enfance : « Je pose une dernière fois la question : qui a caché le plumier de Rachid ? Si on ne l’a pas retrouvé d’ici demain, je punis toute la classe… » (procédure rapide, peu coûteuse, suivie généralement de la contrition sincère du coupable et sans récidive…).
…Dérisoires étaient alors la faute et “le prix à payer” …
Merci Jean-Marie pour ce commentaire développé dans une marge. Il est, en effet, fort possible que certains des juges des gacacas (ga-tcha-tcha) se soient rappelé une scène semblable à celle que tu évoques. Ils auront alors sans doute frissonné d’horreur à la pensée que certains enfants ont participé aux massacres ou aux pillages en compagnie d’un parent. Rappelons-nous que ces enfants n’ont pas été jugés, et je suppose, à tort peut-être, que la plupart n’ont pas reçu d’aide psychologique.
Texte très fort, en effet, dont je reçois notamment l’évocation sensible de la très longue, interminable impasse inéluctablement engendrée par toute guerre fratricide.
Oui, Sylvie, impasse pour certains aussi longue que leur vie, puisqu’ils vivent aujourd’hui encore au milieu de leurs persécuteurs. A leurs enfants de se mettre d’accord. Mais j’ignore où ils en sont.
Merci pour cette écriture puissante et essentielle.. 🙏
Merci pour ta lecture Myriam ! 🙏
Le recul pris par ce texte lui donne un bel équilibre entre efficacité de conviction et souci méticuleux des faits, mais aussi de la nuance, et de la traque du non-dit bouleversant qui n’a pas de pathos, car le tragique n’en a pas, et traverse même le terrible comique ; tu ne tombes jamais dans la froideur qu’antan la quête d’objectivité donnait parfois à ton discours sur cette boucherie, qui en reste une, une boucherie de la mémoire, un terrorisme de la mémoire dans la pauvreté.
Si je dois trouver l’arbuste qui ne cachera point la forêt, je dirais, et c’est totalement subjectif, que je regrette l’usage des nombres en chiffres et non en lettres ; elles permettraient à mes yeux l’intégration totale du propos du côté du langage, du poème, de la mise en mots, ce « crible » qui met à distance la réification des victimes, non pour les voiler, mais pour les humaniser jusque dans la statistique.
Merci L-A pour cette analyse pleine de sensibilité et qui suggère au passage que j’ai progressé (ce que je crois) . J’ai déjà reçu en privé une remarque sur l’écriture des nombres en chiffres et non en lettres. Je ne me suis pas vraiment livré à une réflexion sur ce choix, dans lequel entre certainement de la paresse mais aussi le désir de souligner que la statistique, si abstraite soit-elle, nous livre une vérité sur l’humain. Je me livre donc là à une sorte de défense de cette dernière, qui est souvent décriée. Il faudra que je me penche sur la question, il y a certainement là quelque chose à améliorer. 🙂
J’ai « suivi » ce poème comme on traque le vécu édicté par la bouche d’un ancien qui a tout vu, aussi les chiffres me paraissent appropriés à ce conte oral de forme poétique.
Une belle forme pour dire le pire menu-menu et le faire résonner.
Merci pour ta lecture, Jacqueline. Les témoignages des anciens, et surtout des anciennes, m’ont en effet inspiré. Le rapport des commissaires aux comptes aussi. On y apprend que la plus grande part des dépenses du Tribunal Pénal International sont imputables au fonctionnement. Rapportées à la pauvreté du Rwanda, ces dépenses conduisent à s’interroger sur le fonctionnement d’une telle justice, sur ses normes et sur leur pertinence.
Ces strophes puissantes qui se détachent sans aucun pathos sont une lame de fond qui nous submerge progressivement et elles nous procurent une profonde émotion.
Merci pour cette appréciation, André. Pour moi l’émotion s’est approfondie et en quelque sorte gravée au fur et à mesure que je lisais des témoignages. Et dans cette émotion, il y a du respect et de l’admiration.