Avant d’être gouverneur de la Californie, l’acteur Arnold Schwarzenegger fut agent secret dans un film de James Cameron intitulé True Lies :
aux yeux de sa femme il n’était qu’un insipide voyageur de commerce contraint par son métier à de nombreuses absences.
Aux yeux du spectateur et en réalité, si j’ose dire, il défendait sa patrie américaine contre les efforts pervers et vicieux de terroristes de tout poil,
qu’il dégommait à la carabine, au couteau de chasse à l’ours ou de type Rambo (inspiré du couteau de survie utilisé par les pilotes américains durant la Second World War ainsi que pendant la guerre du Vietnam ; longueur de lame 15 pouces ou 32 cm, angle de meulage 22° ) ;
voire à mains nues puisqu’un agent secret, tel un bon joueur de jeux vidéo, est rompu à tout type de combat : au poignard et au sabre (voir Samouraï Bloody Blade), à la machette, au marteau, à la hache et à la massue (voir Psycho Zombie Destroyer),
ainsi qu’au fer à repasser chaud (technique des ninjas de Kyushu), au fer à repasser froid (ninjas d’Okinawa), au parapluie empoisonné (style KGB, ninjas russes) et autres friandises de même saveur.
Aux yeux de sa femme Mary, John est donc ingénieur en informatique dans une entreprise qui conçoit et réalise des logiciels pour guider des drones.
John qui part tous les matins au travail à 7h, vêtu d’un modeste imperméable et muni d’une serviette en cuir et qui rentre tous les soirs à 18 heures, à qui il faut une heure de voiture, une Ford monospace
(laquelle fait très, trop, américain moyen)
pour aller à son bureau et en revenir, qui parfois rentre très tard, comprend intimement Schwarzy dans True Lies ; d’ailleurs, il le regarde comme un ami, dont il ne peut parler, bien sûr, car il se trahirait, or il y va de la sécurité des États-Unis, se dit-il à lui-même, de ne pas se découvrir…
Car John mène lui aussi une double vie. Paisible informaticien en apparence, il est en réalité, si j’ose dire, un guerrier impitoyable au service de sa patrie, un de ces superhéros inconnus qui d’un regard et d’une pichenette vous écrase sans frémir un terroriste à l’autre bout du monde.
Son habileté de tireur impassible, John l’a acquise au fil des ans depuis son enfance, principalement à travers les First Person Shooters, ou tirs à la première personne :
vous êtes le héros, que vous ne voyez donc pas comme au cinéma mais dont vous apercevez toutefois les mains, les vôtres en réalité, si j’ose dire. Elles tiennent le fusil d’assaut grâce auquel vous allez débarrasser la Terre des méchants qui en infectent la surface en visant à travers sa lunette : «Concentration. Expiration ! Tir… »
Cette grosse voiture tout terrain que vous venez de pulvériser sur une route du Pakistan, vous qui êtes assis dans votre bureau climatisé au Nouveau-Mexique, cette grosse voiture transportait un chef terroriste dont la tête était mise à prix par le gouvernement des Etats-Unis.
Comment comprendre, dites-moi, cette dernière strophe ? Comment déciderez-vous si l’assassinat que je viens de vous raconter est réel ou non ?
En vérité la réponse est facile, fastoche pour parler comme les enfants. Si l’image que vous voyez sur l’écran offre des reliefs saisissants, si elle vous dissimule derrière un rocher d’où vous observez que la voiture grossit plus elle approche, si vous êtes dans l’image et que tout vous semble réel, alors répondez sans hésiter : « Jeu ! Tout est faux !»
En revanche, si l’image est plate, le trait incertain et baveux, le tout irréel et tremblant comme un mirage, soyez fier, vous venez de disperser une crapule, d’en émietter mille fragments dans le paysage.
Vous êtes, vous l’avez compris, John est, vous le comprenez, un guerrier de l’ombre, un aviateur de l’ère numérique, membre d’une escadrille de drones dont il est l’un des tireurs. Mais sur sa veste John ne porte pas d’épaulettes sur lesquelles brillerait une barrette indiquant son grade car il n’appartient pas à l’armée.
Non, John est employé dans une entreprise d’analyse géopolitique et de télé-mercenaires qui effectue des missions au Yémen et au Pakistan ; pas de son propre chef, enfin je le suppose, mais sur commande de la C.I.A. ; et seulement de celle-ci, enfin je suppose.
La directrice de cette entreprise, une femme élégante, volontaire et sportive, s’enorgueillit, à juste titre, des résultats qu’elle obtient : 40% de points gagnés, 46% de neutres et seulement 14% de points perdus en 2015, déclare-t-elle, (1 point gagné = 1 terroriste tué ; 1 neutre = 1 terroriste non tué ; 1 point perdu = 1 non terroriste tué ) score, souligne-t-elle, nettement supérieur à celui qu’obtient la C.I.A. par elle-même.
« Belle performance ! » conclut-elle d’un air grave, avant de boire une gorgée d’eau minérale.
Naturellement, elle ne répond à aucune des questions que le lecteur se pose sur le nombre total de victimes faites depuis le début de telles missions, sur le nombre même de ces missions ou sur le coût de tels contrats pour le gouvernement, et donc les citoyens :
« Secret défense! » susurre-t-elle avec sourire grave et néanmoins charmeur.
Mais, elle ne tarit pas d’éloges sur John qu’elle surnomme par plaisanterie G.I. John, « Un homme très sain, explique-t-elle, qui fait de la course à pied pour augmenter sa résistance à la fatigue, ainsi que du yoga et de la méditation zen, pour augmenter sa paix intérieure et sa concentration, qui sont les clés de la réussite en ce domaine.
En effet, dans le tir de précision, il faut tirer « avec sé-ré-ni-té » explique-t-elle en détachant les syllabes et en fronçant les sourcils avec une gravité pédagogique.
Or G.I. John est, paraît-il, d’une impassibilité, d’une impavidité inébranlables qui lui permettent de ne jamais manquer sa cible et de traverser les épreuves les plus difficiles sans jamais se départir de son calme, par exemple lorsqu’il tue des femmes et des enfants.
Elle n’en dira pas plus sur ces 14% de victimes non terroristes, ces fameux « points perdus », se bornant à rappeler que son entreprise fait mieux que la C.I.A. dont le pourcentage de «points perdus » est au moins égal à 20.
Le soir, pour se délasser de son travail, John joue à des jeux de guerre vidéo. Il est très content : depuis qu’il tire sur de vraies gens, il est devenu un invincible tireur de jeu.
Il s’illustre, en particulier, dans Bloody Hell Snipers, où le nombre de points qu’il gagne, lui permet de l’emporter sur les meilleurs joueurs. Dans la communauté qui s’est formée autour de ce jeu, un challenge a été lancé : « Qui vaincra Harry Tasker*? »
Lorsque John se couche le soir, il se dit qu’il fait enfin partie
de ces super-héros
qui veillent sur l’Amérique ; et il s’endort
avec aux lèvres le sourire d’un enfant qui a réalisé son rêve.
*Harry Tasker, nom du personnage joué par Schwartzenegger dans True Lies, est le pseudonyme de John dans ce forum.
Quelque chose m’a toujours dérangée avec les super héros, je ne sais dire quoi exactement. Peut être ça tourne autour de leurs transformations. Le fait, comme le montre ton texte, qu’il soit impossible de décider où est le « vrai ». Pourtant, suis-je obligée d’ajouter aussitôt, nous aussi sommes tellement multiples qu’il est vain de chercher « une » vérité, une image, une forme.
Bref, tout ça pour dire qu’en fait de super héros pour ma part j’en suis restée au Petit Poucet, au moins il est à ma mesure.
Je ne suis pas sans méfiance même à l’égard du Petit Poucet : s’il débute humblement avec des cailloux ramassés en chemin, il finit avec aux pieds des bottes de sept lieues volées à un ogre ; entre-temps, il a fait égorger sept gamines. Certes, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, mais nous assistons là aux débuts d’un futur chef étoilé…