Eclectiques Cités
un album transpoétique
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« Éclectiques Cités » reprend le titre de la première section de l’album qui comprend des textes enregistrés à Naples, Porto et Paris. A entendre-lire ce titre, on comprend que l’album ne propose pas de géographie construite mais un voyage à travers des villes européennes, des pérégrinations qui laissent survenir le hasard. Il s’agit de percevoir certains sons urbains, d’en saisir une lumière (le titre résonne par homophonie comme une « électricité »).
Éclectiques Cités fait entendre ce qu’on ne peut prévoir, ce que nous disent les interstices de nos villes, les laissent dialoguer avec le poème, en déroutent le sens, tout comme les paysages qui sont, eux, le chant du hors-champ des cités. Mais le titre prend appui également sur l’adjectif « éclectique » compris dans son sens strict. En philosophie, ce terme qualifie une pensée qui emprunte des éléments à plusieurs systèmes, or les transpoèmes passent d’une rive poétique à une autre, d’une culture de l’écrit et du recueil à une culture sonore.
Les transpoèmes sont des poèmes trans-versaux, ils traversent plusieurs cultures, plusieurs stades, et, se transformant, transforment le sens et l’écoute : ce sont des fragments de poèmes que j’arrache à certains textes, déjà publiés ou en cours d’écriture, et que j’enregistre dans des situations imprévues : à l’envers d’une esthétique du montage qui a dominé le XXe siècle, je travaille sur l’émergence. Ici, il s’agit de confronter une pratique de l’écrit et une pratique de la performance pour remettre en circulation les images et la langue, remettre en jeu à la fois le sens du poème et son écoute. Le terme est également un clin d’œil en sympathie adressé aux travaux sur la plasticité du genre sexuel mais il désigne ici la fluidité entre les genres poétiques.
Il s’agit d’un album et non d’un recueil poétique. L’album fait signe à la fois vers un référent musical, – le livre est accompagné d’un CD-, et un référent poétique, dans la filiation de Mallarmé et de son Album de vers et de prose (1887-88). L’album permet de jeter à nouveau les dés du poème, de laisser émerger « l’instant tel qu’en lui-même », de laisser intervenir le hasard davantage que dans un recueil. Stéphane Mallarmé rappelle dans Igitur en 1869 que « dans un acte où le hasard est en jeu, c’est toujours le hasard qui accomplit sa propre idée » : et cette fois, en arrachant des poèmes à mes textes écrits publiés et les confrontant au hasard des contextes sonores, j’ai désagrafé l’ordre de la pensée afin que scintillent de nouvelles questions.
L’album est aussi un objet en trois : un micro recueil poétique fait de 16 poèmes, un CD de 74 minutes comportant les enregistrements de 42 transpoèmes, ces 16 fragments plongés dans plusieurs contextes et captés sur le vif, et enfin un livre de 92 pages, qui propose à son tour, en réaction aux transpoèmes sonores, une lecture typographique originale : chacun des transpoèmes se voit illustré d’une interprétation graphique proposée par le collectif Acédie 58. L’objet est donc conçu comme une édition à mi-chemin entre un recueil classique et un livre d’artiste dans lequel s’incarne une certaine volonté d’expérimentation dans le champ de la conception éditoriale. Ce « transformat » permet des tensions entre le son, la lecture et la relecture et adresse de nouvelles questions au lecteur-auditeur.
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À l’orée de la caverne
Les orteils cramponnés à l’orée de la caverne,
Tu, enfin l’homme ancien, ne savais pas qu’on inventerait des montres, Kant, Derrida et des lego, pour boucher les trous, faire buvard quand la peur coule en toi, comme des ruisseaux artificiels dont tu ne maîtrises pas la source,
Mais soudain il a eu l’idée, ou est-ce le mouvement ?, du rouge
sur les phalanges,
Qu’as-tu grommelé dans l’obscurité adoptée, courant vers les aspérités caresser la grotte, appliquer tes mains pour vivre,
Heureux estomac vide devant l’animal peint
Il n’y a que les animaux traversés de mots qui peignent
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Des musées (qui riment)
Pompéi. Le groupe qui entre avec moi se jette sur la vitre où la femme gît. Une effervescence plus grande que pour les autres lieux de visite est perceptible. Le spectacle de la mort fascine. Cette femme allongée et recroquevillée veut-elle qu’on la regarde ? Dit-elle encore quelque-chose ? L’être humain est empathique, que cela soit envers une victime dans une mauvaise série sur un petit écran de téléphone ou envers un moulage en plâtre. Il aime les émotions et leurs ondes de chocs sur écran, papier ou marbre. L’empreinte est là, l’empreinte de l’effroi au moment de mourir dans la lave ou sous les cendres. Combien de fois a-t-on pu regarder en face la copie conforme d’un visage au moment de mourir ? Il existe quelques photos de condamnés à la chaise électrique prises juste avant l’exécution. Les séries policières notamment font vivre ces peurs. Nous abreuvent de visages juste avant la mort. La série, c’est notre petit bassin de l’agonie. À Pompéi, l’empreinte parle et nous regarde. C’est Giuseppe Fiorelli, inspecteur des fouilles, qui a eu jadis cette idée de verser du plâtre liquide dans les cavités autour des corps en décomposition, parvenant ainsi à reconstituer la position des victimes à l’instant de leur mort. Mieux que l’empaillage. Que nous dit le plâtre qui souffre ? La voix est ce qui ne se fige pas. Que fait ma voix disant un poème devant ce plâtre qui souffre ? L’enregistrement du transpoème est venu prendre une empreinte liquide et volubile, une empreinte vive de ce moment d’avril 2019 où trente touristes se pressent et tentent d’en apprendre plus sur les circonstances de la mort de cette femme. On entend le son de la frénésie. Je dis le même texte que précédemment, devant la maison du poète tragique, au moment où le guide dit « she was pregnant». Puis un des visiteurs me pousse assez violemment contre un mur et s’excuse, je crie spontanément « aïe » et laisse courir l’enregistrement. Soudain, j’entends mon poème résonner autrement : « les orteils cramponnés à l’orée de la caverne ». Je dis aussi « quand la peur coule en toi », et regarde la femme-empreinte, l’empreinte de la peur sur son visage, dans son corps. Ma voix dialogue avec elle, son geste de survie dialogue avec celui du poème. « Appliquer tes mains pour vivre » prend ici un autre sens, et plus je dis mon texte, plus je ressens le danger de l’ensevelissement et plus ce poème me semble proche de cette femme-empreinte. À mesure que mon texte s’ouvre, le texte que récite le guide en anglais et qui est censé expliquer la situation semble s’éloigner encore. Comme s’il parlait d’une vitrine quelconque dans un phrasé préfabriqué. Le poème s’est étendu dans la voix jusqu’à la femme calcinée. Le poème est ce qui fait signe vers l’autre avec la voix. Le poème est l’empreinte du vivant menacé. Toujours à nouveau. La voix qui désensevelit. Tous les possibles muets..
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Éclectiques Cités, un album transpoétique, 2021, éditions Acédie 58, Paris.
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(Photos de Laure Gauthier ©Marina Samoilenko)