Alors, très concentrée pour habiller sa peur de dignité à défaut de courage, et l’oublier un peu, tant que, elle sortit de sa poche L’Odyssée, qui s’ouvrit sur le chant de Circé comme pour la faire se moquer une dernière fois d’elle-même, et elle commença à lire en silence.
Les bêtes cessèrent de tourner en rond, resserrèrent encore et encore le cercle, leurs prunelles fixées sur elle ; levant les yeux sur cet anneau chaud qui l’enserrait, elle pensa que son heure était venue ; alors comme elle ne savait pas de prière, qu’elle était pétrifiée comme dans ces rêves cruels où l’on ne peut s’enfuir, et qu’il lui fallait quelque consolation, elle se mit à lire à haute voix, pour s’entendre, chair sonore et vivante, qui ne se retient ni ne se dévore, se savoir encore vivante, façon orchestre du Titanic, oui quelque chose comme ça, moins la bluette qui allait avec. Ils s’approchèrent encore ; le plus gros de tous, sac à puces roux et oreille coupée lui grimpa sur les cuisses, un maigre noir aux yeux énormes lui sauta sur l’épaule gauche ; une isabelle poilue investit l’autre épaule, tandis qu’une tigrée pleine jusqu’aux yeux se colla à sa fesse droite, et ainsi de suite, tous là, au plus près, au contact, une chaîne électrique, une chaleur douce ; mourir dans cette douceur. Après une brève pause où elle vit leurs yeux qui l’attendaient, elle se remit à lire avec enjouement et submergée de plaisir, de malice enfantine, d’ivresse de cette puissance que sa voix avait suscitée, le rusé prisonnier, la forêt et le radeau, les compagnons bestiaux, la déesse-fée et sa couche ; et ils prirent leurs quartiers d’hiver, se lovant de mieux en mieux, se calant dans tous ses creux, et soudain, par-dessus la rumeur de la mer proche, la basse continue de leurs ronronnements accompagna la musique de l’épopée, de ses naufrages, de ses victoires.
C’est ainsi qu’au milieu de la nuit, quand Ulysse eut fini son récit à Nausicaa, les chats se levèrent, s’étirèrent et, groupés à la porte, invitèrent la petite à les suivre en la regardant avec insistance ; ils l’amenèrent à leur restaurant, une barque où l’eau de pluie avait fait des fontaines dans les bâches, où un pêcheur laissait des croquettes pour eux, des conserves pour lui ; elle apaisa sa faim et sa soif avec eux, et vit bien, à leur manière d’investir la barque et d’encore s’y musser contre elle, qu’ils attendaient qu’elle reprenne sa lecture sous la lune qui descendait. Elle le fit dans le plus parfait bonheur qu’elle eût jamais connu.
Lorsqu’Ulysse arriva à Ithaque, elle s’effondra d’un bon sommeil chaud et porté par la houle cliquetante sous la barque, qui ronronnait ferme en contrepoint, comme le violoncelle d’une cantate en plein air, au paradis.
Au petit matin, quand le pêcheur vint rejoindre sa barque, il trouva le jeune chat qu’il nourrissait parfois, pétrissant le cou d’une très jeune fille endormie qui serrait contre elle un livre en mauvais état. Gia sou, kali méra, koritsaki , lui dit-il car elle ouvrait les yeux ; elle les ouvrit alors plus grands encore, car elle ne savait pas le grec.
Je lis cette nouvelle comme une réponse toute de sensualité, de poésie et d’humour à « le petit chat est mort ». Orphée aux chats belle image. Et puis ouf je suis soulagée de la voir sortie du moment Stephen King à la fin du 4 …
Bon, on attend la prochaine …
Merci de ce retour de lecture bienveillant et aigu !
Jolie nouvelle fraîche et sensible que j’ai avalée d un coup. Traversée à rebours de l’adolescence …
Toujours heureuse de partager à travers l’écriture notre si fragile humanité, et ses fragiles passages ! merci de ce retour !
Extrait d’un message reçu par la revue Fragile : « Lire en ligne n’est pas mon premier choix, de loin. Mais je n’ai pas pu interrompre la brève Odyssée de Laure-Anne. Captive. »