Première partie

La mère  (1)

Il y avait un moment qu’elle l’attendait, le petit, tout en espérant ne jamais le voir venir. Mais ça, elle savait que c’était impossible. Là où elle était, on n’est pas pressé de voir arriver ceux qu’on aime. Déjà elle avait été sacrément soulagée de ne pas l’avoir trouvé à son arrivée, depuis le temps qu’on n’avait plus eu de nouvelles sérieuses, là-bas, à Ithaque.

Son mari, lui, avait préféré croire que le fils était mort plutôt que de continuer à l’attendre. Le désespoir, le renoncement ont quelque chose de reposant. Désolée, mais incapable de faire marche arrière sur le chemin de cet endroit vers où elle dérivait et dont personne de vivant ne savait prononcer le nom, elle avait quitté son homme clochardisé, sale au milieu des collines, le roi décati à la retraite. Il aurait dû essayer de reprendre le pouvoir en attendant le retour du fils, d’épauler Télémaque et Pénélope, de faire valoir, en essayant de son aura de vieux chef juste, ses droits à une régence pour virer les prétendants. Mais il ne l’écoutait jamais, et il s’était laissé glisser, trouvant réconfort dans la compagnie des porchers et de leurs bêtes.

Sans doute pourtant son désespoir lui avait-il économisé d’inutiles veilles à courir hors de souffle vers le moindre fanal sur la mer, d’inutiles insomnies à attendre les fausses nouvelles colportées par les voyageurs, voire un bouillon d’onze heures par une servante à la tête tournée par les prétendants -car il y en avait, de ces sans-vergogne -; bref sa dépression lui avait sauvé la vie.

Sans s’occuper de sa bru, un peu vexé peut-être qu’elle ne l’ait pas supplié, cette bernache sauvage, cette Spartiate taiseuse et bien conservée, comme on dit avec condescendance, bonus de qui prendrait le trône d’Ulysse ; il l’avait laissée se démener avec les roitelets du coin qui mettaient ses forêts à la coupe pour rénover leurs bateaux et cuire leurs viandes, prélevées sur un cheptel qui devait revenir à son petit-fils…Il résistait de temps en temps en soustrayant aux livraisons à la cuisine du palais une belle brebis ou un porcelet, en les remplaçant par de vieilles carnes malades ; dans la cahute où il vivait désormais, il crachait sur les corbeilles de fruits prélevées sur son verger à leur intention. Un vieux, ça peut devenir petit joueur.

Plus assez de jus de vie dans l’indigo des veines.

Mais elle, son cœur avait lâché, fatigué d’attente, de chagrin, d’impuissance blanche devant l’impuissance rebelle de Pénélope. Quand elle s’était sentie partir, elle avait été heureuse, car elle croyait qu’arrivée chez Hadès, en descendant le long de la boue de ses fleuves, la chose qu’elle serait devenue boirait au Léthé, flotterait anesthésiée et amnésique sur les eaux noires de l’Achéron, oublierait la vie, les récits de sa vie, les détails de la vie, ces beaux présents qu’elle donne et qui la font regretter. Elle était prête à se réjouir de la disparition dans sa mémoire des mots roses et baisers, quand elle les avait perdu depuis longtemps dans son corps ; pourvu que son ombre ignore tout des souffrances, de la pire au moins, cette sale plaie de l’attente angoissée, infinie comme on disait la soif de Tantale, de l’espoir d’un retour du fils bien vivant et affamé de vie.

Toutes ces années, elle s’en était pris souvent à la mère matrone parmi les dieux, lui avait proposé, tantôt obséquieuse, tantôt harpie, ce marché bien connu des mères inquiètes, ma vie, pas la sienne. S’était cognée à son silence, avait continué d’attendre, de courir, d’agripper les marins qui débarquaient et l’appelaient vieille folle en la dégrafant de leur bras, d’allumer des torches, la nuit, sur les caps autour de l’île ; elle craignait qu’il ait oublié, depuis le temps, où étaient les écueils et les hauts-fonds sur lesquels, petit enfant, il allait sautiller tout nu, après une bonne nage pataude, en battant l’air de ses bras maigres pour la saluer, elle inquiète sur le sable ; car c’était là aussi que parfois s’étripaient dans les tempêtes de solides bateaux, recrachant au rivage des loups de mer comme poissons crevés.

Avait ainsi puisé, la pauvre femme, jusqu’à la dernière des ressources d’un corps qui appartenait déjà au passé. Se retrouvait là désormais, cette chose, cet amas de souvenirs et de sentiments en fumées, mémoire et attente suspendue, mais l’attente avait viré de bord, comme un grand coup de poing sur son sablier intérieur, tout retourné, après le premier soulagement de ne pas le trouver près des bois de Proserpine. Quand elle eut longé le fleuve infiniment, longtemps tourné parmi les arbres avec la terreur de voir surgir cette ombre-là, elle supporta son manque de lui avec une sorte d’ardeur, même si ce mot ne peut se transporter dans ces lieux humides et froids. Elle désirait toujours le voir et suppliait qu’il n’en soit rien, pas déjà.

Et cette chose défaite qui dansait compacte encore autour de son propre nom connaissait une faim étrange, la faim des morts pour un peu de vie en couleur, du sang, de la viande, des bêtes, de la force, du feu, celui peut-être des sacrifices. Mais elle ne le savait pas encore. Pas jusqu’à ce qu’elle l’ait senti arriver, son odeur d’abord, puis sa voix indistincte qui la traversait en priant les dieux des enfers, puis l’odeur de l’agneau et de la génisse et du sang de leurs gorges au-dessus de la fosse au creux du fleuve, elle y courut, y fut la première. Il la repoussa.

Le fils  (1)

Il n’était pas venu du tout pour voir sa mère. Mauvaise surprise. Il l’avait laissée gaillarde, filant, cueillant les olives avec les serviteurs, veillant aux saveurs des ragoûts, taquinant son petit-fils.

Pour les enfants de tout âge, les parents ne sont pas supposés mourir avant d’en avoir reçu filiale autorisation et suffisants adieux, grâces ou apurements des comptes. On feint toujours d’ignorer que ça se passe rarement comme prévu.

Mais il avait eu d’autres chats à fouetter avant, pendant, après la guerre de Troie, et il avait charge d’âmes, tous ces types qu’il avait arrachés à leurs barques de pêche, à leurs vignes, aux bras de leurs êtres chers.

Pour les convaincre d’envahir et de passer des années de leurs vies de petites gens dans les plaines de Dardanos, de mettre le siège aux murs colossaux de Troie dont l’or renvoyait la lumière du soleil vers la mer comme un immense phare, le général Agamemnon tonnait dans des harangues bien tournées contre l’enlèvement de sa belle-sœur, incarnation de la beauté nationale et emblème de la décence familiale, contre l’honneur outragé d’un chef de clan, son propre frère, donc leur frère à tous. Il n’avait pas hésité à sacrifier une de ses filles pour obtenir les vents favorables à l’expédition, pour montrer à la piétaille que lui aussi savait renoncer à ce qui lui était cher. Les buts de guerre étaient clairs et légitimes, récupérer la belle, et, accessoirement, mettre fin aux raids des pêcheurs troyens qui s’approchaient trop des côtes égéennes et s’emparaient de daurades qui ne leur appartenaient pas.

Ulysse avait suivi ce roi à l’influence locale indispensable à la bonne marche du commerce, et ceux d’Ithaque et alentour l’avaient suivi. À vrai dire, ils voyaient surtout, derrière toutes ces belles paroles, la promesse tacite, alimentée par les fantasmes hyperboliques de la distance, d’avoir part aux mines d’or de Priam et à la main d’œuvre gratuite des captifs ; à peine partis ils s’imaginaient se la coulant douce, ne se souciant plus que des additions sur leurs comptes de fûts de vin et d’export de sardines, et en prime des colliers d’or massif pour orner les cous blancs de leurs dames. Ulysse tout autant que les autres. Qu’importe si à leur retour les cous des colombes étaient gras et fripés, les colombes mortes, vieilles ou envolées.

Ç’avait été bien plus compliqué que prévu, et si, après l’atroce carnage de Troie, tous avaient bien quitté les côtes d’Asie Mineure avec leurs vaisseaux pleins à ras bord, et quelques caïques locaux confisqués chargés de marchandises, l’interminable guerre avait été suivie du caillassage par les Lestrygons cannibales, de la tragi-comédie de la grotte du Cyclope et des malédictions de l’humilié, puis à Aiae de la combine risquée pour obtenir de Circé qu’elle remette de l’humanité chez ses marins cochonnifiés,  avant de lui proposer une sinécure érotique hors du temps et sans avenir chez la magicienne, parenthèse flatteuse à laquelle son désir scindé en deux avait consenti sans se forcer, mais dont le côté soumis et efféminé l’écœurait un peu et risquait de polluer son image. De ce conflit il se prévalait déjà in petto d’être sorti le glorieux vainqueur; la magicienne, elle, voyait qu’il avait consommé tout ce qui chez elle pouvait nourrir ses sens, son appétit, son imaginaire et son intelligence, et qu’il avait besoin désormais d’autres carburants. Elle lui avait donné en guise de sauf-conduit, un moyen d’accès à la nécromancie et aux bois de Proserpine.

Si la guerre avait été gagnée au prix d’une violence inimaginable, à laquelle Ulysse avait pris sa part avec ce grand éclat qui pulvérise de rouge l’air et la terre, elle avait consacré sa gloire de chef sur quelques efficaces bassesses et roublardises dont Ulysse était officiellement fier, revers sombre de son intelligence aiguë, de son désir de savoir, de son opiniâtreté, qui avaient fait de ce roitelet sans pédigree un héros encensé par toute la Grèce, surtout depuis que son cheval, sa belle ingénierie, lui avait ouvert les portes de Troie ; car au coude à coude avec tous ces demi-dieux sur le champ de bataille, il fallait d’autres armes que les leurs, celles des fake-news et des stratagèmes, si efficaces en temps de guerre ; et l’odeur sale de ses mensonges lui sautait aux narines, maintenant qu’autour de lui voletaient toutes ces âmes. Psychai.

Des souffles.

De ces souffles décharnés aussi il devenait curieux.

Ceux de ses hommes qui avaient survécu avaient échoué ici avec lui, poussés par un vent aux ordres du destin, dans ce no-man’s land qui ressemblait à la terre, mais où poussaient des peupliers et des saules étranges dont les fruits tombaient avant de mûrir, sans écureuils et sans oiseaux : ce qui frappait en arrivant là, avant même de débarquer, c’était le silence. Même la mer qui léchait le sable et la pierre dans un ressac lent tantôt glissait silencieuse comme un serpent aux aguets, tantôt toussait et haletait comme un blessé à bout d’air, presque sans son.

Et voilà que la première à arriver, à voler vers ce sang frais qui la mettait un temps du côté des vivants et des vibrations de leur voix, c’était elle, la mère, muette, écarquillée. Et il entendait maman dans sa tête.

Comme prescrit par Circé qui l’avait envoyé là avec tous les modes d’emploi rituels, il la repoussa vivement du plat de l’épée, avec d’autres de ces âmes qui approchaient, car il devait écouter d’abord feu Tirésias, liseur d’avenir. De bonne aventure, il le fallait : il voulait rejoindre sa terre mère, son île, Ithaque.

Seul le devin mort Tirésias pourrait lui faire éviter le pire, lui dire comment se rapatrier avec l’équipage survivant, et conjurer la malédiction de Neptune, qui n’était pas près sinon de renoncer à venger son grand bébé le Cyclope. Du moins c’est ce que Circé lui avait promis, et il n’y avait aucune raison de douter d’elle, après tout c’était une déesse, et elle aussi en pinçait pour lui, ici toute apparence, toutefois avec le détachement dû à son rang.

Mais le lieu était rude.

***

À suivre….

***

Dès le 29 mai , deuxième partie ici

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Laure-Anne Fillias-Bensussan

Déracinée-enracinée à Marseille, Europe, j'ai un parcours très-très-académique puis très-très-expérimental en linguistique, stylistique, langues anciennes, théâtre, chant, analyse des arts plastiques, et écriture. Sévèrement atteinte de dilettantisme depuis longtemps, j'espère, loin de l'exposition de l'unanimisme des groupes de réseaux, continuer à explorer longtemps la vie réelle et la langue, les langues. Reste que je suis constante dans le désir de partager, écouter, transmettre un peu de l'humain incarné au monde par l'écriture ; la mienne, je ne la veux ni arme militante, ni exercice de consolation, mais mise en évidence de fratersororité. J'ai publié deux recueils de poèmes, écrit une adaptation théâtrale, participé à la rédaction de nombreux Cahiers de l'Artothèque Antonin Artaud pour des monographies d'artistes contemporains ; je collabore aussi avec la revue d'écritures Filigranes. - En cours : deux projets de recueils de courtes fictions, et d'un recueil de poèmes.

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    Un Commentaire

    • Dorio dit :

      « un vieux ça peut devenir petit joueur » je sais bien mais quand même « pour oublier maux et vieillesse » ça peut aussi sur l’oreiller laisser venir ses rêves et y puiser « îles plus vertes que le songe »

      POUR OUBLIER MAUX ET VIEILLESSE

      Plaisir d’amour Art fragmentaire pour oublier maux et vieillesse Plaisir de plume où l’on recherche l’humour des formes où l’on métamorphose les nénuphars de la Divine Comédie en nymphéas des étangs de Giverny Étant donné que l’on fut enfant avant que d’être homme enfant agenouillé devant un trou de grillon (une tute) dans laquelle avec une paille des champs nous titillions gryllus campestris, le bien nommé, pour le voir sortir à reculons, avec ses « ailes » noires et mordorées Ou bien l’on fut cette petite fille à qui l’on avait confié un porcelet qu’elle baladait en l’attirant avec un morceau de sucre tant et si bien qu’elle avait appelé la petite bête au museau rose Sucrou Sucrou grandit et fut saigné sur la maie de la ferme son cri traversa le village d’avant-guerre et ma mère (la petite fille) me racontait longtemps après qu’elle en avait été traumatisée (je ne me souviens plus hélas du mot qu’à ce propos elle employait, « traumatisée » n’appartenant pas à son vocabulaire) Maman Suzon (Suzanne Vidal) était à la fois Françoise et Céleste Albaret Plaisir de plume c’est ce qui reste Poèmes au calme sur l’oreiller ce nid de songes 1 où l’on confond les histoires et les noms des vieux amis disparus et des amourettes d’un autre temps le temps qui court sur le papier pas tout à fait perdu le temps des rêves passagers où tout recommence à l’envi 1 usant de l’orthographe des fins lettrés ou les cuirs des pauvres gens qui font le délice du narrateur à la recherche des parlers disparus Et pour en finir (car ma double page s’achève) Un petit refrain Une petit’ pièce Un chant d’outre-Rhin Un verre d’ivresse Pleine d’un vin trembleur 2 Cuvée Apollinaire
      1 Gaston PUEL 2 Guillaume APOLLINAIRE
      Martigues 26-27 juin 2022

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