Le jardin meurtri

 

Juste quelques arpents et encore c’est un bien grand mot dans ce qu’on ne pourrait pas désigner, sinon pompeusement, comme un jardin à la française ou alors cela ne concernerait que la partie ensemencée. Cet alignement géométrique, rectiligne, ces plantations au cordeau, des piquets et des cordes, ne sont pas sans rappeler les lignes d’écriture ou les portées musicales. On connaît la chanson botanique mais ici elle est interprétée mezza voce. C’est la partie potagère du jardin. Elle est interdite au jeu et au piétinement des enfants et des chiens (que ce soit les chiens policiers bien dressés et les loulous blancs qui se prêtent aux caresses).

Cet espace potager côtoie la partie arborée, le verger. Il y a beaucoup d’arbres fruitiers, un véritable Eden : pruniers, abricotiers, pêchers, pommiers (évidemment), mais aussi un noyer monumental et vénérable et un cerisier qui aurait tendance à tirer par son feuillage tout le paysage à lui si l’on n’y prenait garde et qui recèle dans ses frondaisons une profusion de fruits tirant vers le rouge et le noir. Il y a forcément beaucoup de retombées sur la terrasse gravillonnée et l’enfant peut jouer avec les noyaux. Les armées s’affrontent et se prennent pour des soldats de plomb minuscules.

Tout ceci se passe côté cour, près de la partie fleurie qui est le territoire des plates-bandes autrement dit, ici le lieu du féminin . Son grand père le dit à sa façon vantant verger et potager : les fleurs ça ne se mange pas ! Encore que…

Ce jardin pourrait jouer au locus amoenus puisqu’il est bordé par un ruisseau qu’on appelle assez curieusement le Jarret. Peut-être pour évoquer une virtuelle course d’Achille mais elle n’est jamais vraiment folle cette course des eaux dans ces contrées méridionales.

Le jardin comprend aussi une partie plus prosaïque : une esplanade, une aire de jeux large mais toute simple de terre battue, ombragée par des platanes bienvenus quand règnent les ensoleillements estivaux. De quoi s’essayer à des apprentissages avec petits vélos et trottinettes. C’est aussi l’endroit de la pétanque et du football même s’il y a des limites : le ballon ne doit pas atterrir sur les semis sous peine de réprimandes musclées des autorités familiales.

On peut pénétrer dans ce vaste jardin par trois entrées (un luxe) : d’abord la porte principale de la maison en bois massif, au milieu de l’avenue Stanquin, qui nous conduit sur la terrasse fleurie après avoir traversé l’appartement, puis, au bout d’une allée bordée de vignes, un portillon, qui débouche sur une impasse conduisant au Jarret et enfin un grand portail dans le bas de l’avenue Stanquin, qui découvre une zone en friche prenant des allures de terrain vague et comportant quelques buissons épars. Cette partie du jardin, adossée à un vaste hangar, n’a bizarrement jamais été cultivée ni même aménagée. C’est là où le bât blesse. Ici on n’est plus au paradis mais dans une sorte de tohu-bohu paysager.

Cette partie à l’abandon, la nature ayant horreur du vide, a été finalement occupée. Au sens militaire du terme. Un jour, on a entendu dans le hangar le rire énorme et la voix de corps de garde d’un nouvel occupant, le patron d’une entreprise de détergent, Monsieur Federer, sorte de deus ex machina ou de mauvais génie venu sans crier gare et jubilant au milieu des mauvais tours qu’il nous joue. Des machines à ensacher de la Javel. Aucune purification à attendre de ce lessivage infernal mais en revanche du bruit, une cacophonie puissante et syncopée, une mécanique infernale brisant le silence du lieu qui s’en trouve alors tympanisé et à jamais blessé comme par un javelot puissant.

On n’en sort pas indemne.

 

André Bellatorre

André Bellatorre

Il a assuré pendant deux décennies des cours de littérature contemporaine dans le cadre du DU d’écriture. Il y a cultivé la notion de métalepse narrative mise au jour par Gérard Genette. Il a publié deux ouvrages Le printemps du temps (avec Michèle Monte) et l’Aventure narrative (avec Sylviane Saugues) créé et collaboré à la revue d’écritures Filigrane, voilà pour l’écrit. L’oral ? Une communication au colloque de Cerisy. Il anime aussi des ateliers d’écriture buissonniers.

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    7 Commentaires

    • Brunelot Nadine dit :

      Il est à croire que tous les nouveaux locus amoenus ne sont que des paradis clos par des portails et des ruisseaux timides et qu’au-delà c’est presque « l’enfer », le bruit et la pestilence des odeurs ammoniaquées.
      Cependant il reste ce qui se mange, ce qui se regarde, et un ballon qui roule et s’arrête juste avant les salades…
      Dans tous les paradis, des miracles.
      Merci André pour cette évocation horticole, mais pas seulement.
      NB

    • Renza dit "La Mirabelle" dit :

      Un joli pré fabriqué,
      Un jardin stanquin prêt à être orphéonisé
      Du locus amoenus au jardin à la française
      De l’éden au potager
      Tout me ravit dans ce champ de fleurs de fruits et de mots
      La javel et le javelot ne l’ont pas décimé
      Ses contours sont bien vivaces
      Constellés de petits noyaux de cerises
      L’encre de la mûre n’est pas si loin…

    • Dorio dit :

      Ah si les fleurs n’étaient que belles pour nos yeux elles séduiraient encore…Senancour

      À chacun ses jardins le mien fut villageois et paysan celui-là est proche d’une ville qui forcément s’étend et un jour pour ce « jardin meurtri » le javellise. Mais, oubliant le triste final, je reprends la lecture de chaque paragraphe comme autant d’arpents d’un lieu mythique, que l’écriture, longtemps après, réactive. Un éden contrarié cependant. C’est ce qui étonne. Interdits, réprimandes, ne facilitent pas les souvenirs heureux de l’enfant aux cheveux gris qui pourtant s’efforce de nous en livrer les aspects plus ludiques et savoureux. Il revient à chaque lectrice, lecteur, de s’y perdre et de s’y retrouver. Pour ma part j’ai relevé, ou plutôt cueilli, le jeu du petit soldat avec les noyaux du prunier, la trottinette à guidon chromé sur l’espèce d’espace à terre battue et l’évocation stendhalienne du cerisier qui à profusion donne ses fruits tirant vers le rouge et le noir. Ensuite je m’échappe avec Achille aux jarrets musclés, non sans remercier le donateur, somme toute généreux, de cette ultime semaison offerte à Fragile.

    • Corine Robet dit :

      Merci pour cette buccolique visite sur les terres de ton enfance. C’est primesautier et élégant, comme tous les textes de cette série de Fragile.
      Et c’est aussi Marseille et les jardin de mon boulevard Dahdah, et mon jardin de Bagatelle quartier Pontès.
      Je te lis avec ta voix dans l’oreille.
      Corine

    • sophie Chambon dit :

      Cela pourrait être une ode à un jardin volontiers gourmand aux bouquets de couleurs bonnardes, un jardin des sens et des délices qui n’a pourtant rien d’extra-ordinaire, de fantastique ou féérique. Une création finement articulée, sans agencement symbolique ou décor de grotesque à l’antique qui accompagne une joie de vivre toute familiale en connivence avec les jeux de la nature qui porte ses fruits, avec une certaine rusticité qui introduit une allusion géologique aux graviers plus grossiers de la rivière proche.
      Un site plus patrimonial qu’historique, vite repéré le long du Jarret ( ah la petite touche marseillaise!) qui naît dans les collines de la Fève, d’Allauch, au pays de l’Etoile pour se jetter dans l’Huveaune côtier, non sans s’ être fait couvrir de St Just à la Timone-ça s’est malpassé par une rocade autoroutière qui a au moins le mérite de nous relier…

      On arpente volontiers cet Eden trompeur où l’imaginaire exalte le réel, où le maître des lieux dans le cadre de sa mire découpe et segmente les parterres de ce jardin. Alors dans une évocation extravagante le jardin peut devenir meurtrier.

    • Ariane dit :

      Merci pour ce texte, si évocateur par son écriture aussi précise que poétique. Je l’ai lu avec d’autant plus d’émotion que ton jardin m’a rappelé celui de mes grands parents et de mes jeudis, dans un autre quartier de Marseille, sur les hauteurs de Château-Gombert (en ce temps-là c’était encore la campagne …)
      Ce fut aussi mon Eden, un monde premier où toute la terre s’offrait à nous : les arbres fruitiers, les cultures, la terrasse civilisée (la nôtre était couverte de graviers autour du grand platane qui portait une escarpolette), et aussi un poulailler, un clapier, un bassin entouré de buissons de roses, où je ne me lassais pas de contempler la danse des poissons … Contrairement à l’intervention diabolique que tu décris, ce ne fut que le passage du temps qui m’en chassa, et la mort de mes grands parents. Mais il reste en ma mémoire, où ton texte est venu le réveiller. Merci.

    • Laure-Anne Fillias-Bensussan dit :

      Nos edens d’enfants chanceux qui n’ont pas connu que les cages à poules où les villes de bidons se parlent les uns aux autres, se font du bien, et, qui sait, en appellent d’autres pour les petits d’hommes d’après…
      Tenons la javel et son asepsie à distance de notre hortus conclusus!

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