Au banquet de l’Europe, les peuples

 

J’ai un petit problème dans ma nation des nations (1) européennes… Pourquoi ça pousse pas ? Pourquoi, sur des terres si fertiles, n’arrive-t-on pas à cultiver autre chose qu’un frêle sentiment d’appartenance commune ? On aurait peut-être pu demander à Kana la solution, de nous composer un bon son pour faire danser l’Union.

Mais en 1985, les chefs d’État et de gouvernement des États membres adoptent l’« Ode à la joie » comme hymne officiel. Au même moment, la plupart de ces mêmes gouvernements œuvrent à la libéralisation de leur économie, au primat culturel de l’individualisme et de tous les mécanismes qui mèneront à faire régner la main invisible du marché plutôt que d’une Union cheminant main dans la main.

En 2000, on fait d’«Unie dans la diversité» sa devise. Cinq ans plus tard, on ne tient pas compte de la majorité de « Non » au référendum sur la Constitution européenne (2).

Vient le temps de la monnaie commune dont le premier mérite est de communément confuser et faire grincer des dents. On s’y fait, pour le mieux sans doute, mais ça n’unit pas non plus.

Quant au 9 mai, journée de l’Europe, qui la célèbre comme une fête ? Y sommes-nous ne serait-ce qu’incités, même par un appel du pied politicien ? Non.

Hymne, devise, journée, monnaie… Tous les éléments culturels sont réunis et pourtant. L’identité européenne est aussi laborieuse à discerner qu’une truffe blanche dans un verger. On peut feindre la joie d’être ensemble, mais pas la contraindre. Un jour la feinte n’est plus tenable, où il faut se dire les choses en face. Ce jour est arrivé. Et quand on a trop longtemps ravalé sa frustration, son incompréhension, son mépris, les mots dépassent la pensée et la pensée opportuniste exploite les maux pour dire que « l’Europe tournée vers l’Atlantique, / Et celle qui regarde Istanbul  » (3) sont irréconciliables.

Merdre. J’ai envie de dire merdre à ceux-là. Mais considérant que ça ne mènerait pas loin, j’ai ouvert un livre.

Nous, l’Europe, de Laurent Gaudé paru en 2019 s’est présenté à moi sur les étals d’un bouquiniste. Je ne cherchais alors pas à me convaincre de quoi que ce soit, j’ai simplement était attiré par son auteur dont je connaissais les romans, mais pas la poésie, et plus encore par le sous-titre « banquet des peuples ». Associer l’Europe au populaire, à un banquet donc à une forme de convivialité, ça ne m’avait pas effleuré. C’est osé et ça fait du bien. En lisant cette épopée européenne qu’il narre d’un souffle épique, j’ai réalisé que l’on peut assumer une saine colère envers l’Union européenne, envers ce qu’elle est et fait aujourd’hui, envers l’héritage de domination qu’elle refuse d’assumer ; tout en aimant, tout en croyant à son projet : celui de faire valser les vieux généraux, de faire naître des traités plutôt que des batailles rangées, de choisir une autre prospérité que celle imposée au bout d’un fusil, de s’embrasser plutôt que de se passer au fil de l’épée.

L’absence originelle de passion populaire

Mais voilà, en sommes-nous aujourd’hui rendus à l’heure de payer le prix de l’absence originelle de passion populaire pour l’Union européenne ?

« Les pères fondateurs sont quasiment tous catholiques,

C’est une Europe chrétienne,

Du centre raisonnable,

De la nuance politique,

De la concertation.

Une Europe de notables,

Et c’est peut-être là sa faute originelle : l’absence de passion populaire. » (4)

C’est vrai qu’entre la détermination flamboyante de Jan Palach, l’air taquin des sœurs Oversteegen, le sourire de Joachim Ronneberg avec son béret sur la tête, le sein nu de Marianne, l’éclair brut des visages de la cellule Manoukian, le courage et la crinière de feu d’Hannie Schaft… et les gueules de comptables de Konrad Adenauer, de Joseph Bech, de Johan Willem Beyen, d’Alcide De Gasperi, de Jean Monnet, Robert Schuman et de Paul-Henri Spaak ; les premiers engagent plus à la ferveur populaire que les seconds. Pourquoi ne célébrons-nous donc pas la mémoire des résistants au même titre que celle des diplomates ? L’Union n’est-elle pas le fruit de leur sang autant que de l’encre des traités ? Je ne veux pas tomber dans le piège qui amène à cracher sur les hauts-fonctionnaires qui étaient alors aussi des « hommes frontières » qui savaient le visage de la guerre. Nous avions besoin que leur visage calme, bourgeois certes mais rassurant, devienne celui d’un continent de cicatrices. Il faut s’y faire :

« Ce sera notre visage désormais :

Les longues journées de concertation,

Les signatures infinies de traités,

Sans passion,

Sans emportement.

La nuance

Et le compromis.

L’Europe est née en réaction à ce qu’avaient produit le dogme et la vitesse. » (5)

Mais voilà, des décennies plus tard, je ne crois plus que cela suffit. Les hommes de bureaux ont fait leur part, ils ont donné un sursis à ce continent. Désormais, il faut que les femmes, les hommes tombés sous les coups des bourreaux reprennent leur place dans l’histoire européenne que nous partageons pour que nous nous y reconnaissions, à tous les âges.

Il faut joindre à la tempérance originelle, l’émotion de Mai 68, du Printemps de Prague, de la Chute du Mur de Berlin, la chaleur de nos couleurs, nos accents, et assumer que « Toute caractéristique majoritaire n’est pas un élément de définition, / Sans quoi nous serions : / Blancs / Chrétiens / Et vieux. » (6) Aujourd’hui, cette définition n’a d’existence que dans la bouche d’orateurs blancs, crétins et jeunes. Ce sont pourtant les mêmes qui parviennent à susciter une forme de passion populaire. Mais la passion qu’il est triste, tapissée de haine. Elle ne construit rien mais rassure. Comme les « pères fondateurs » ont su le faire en leur temps. Alors quoi ? S’y résigner ou les sidérer comme ils nous sidèrent en leur répondant que nous ne sommes rien de ce qu’ils bavent avec suffisance ? Les sidérer.

« Vous entendez la sidération lorsqu’ils posent cette question, un peu désolés, trop polis pour être scandalisés, mais navrés au fond : ‘’Mais alors, vraiment, vous n’êtes rien ?’’

Ni protestant,

Ni catholique,

Ni orthodoxe,

Rien, non,

Rien d’autre,

Qu’humaniste. » (7)

« Ce que nous partageons, / C’est l’humanisme inquiet. » (8)

Inquiétude, double tranchant. Mais c’est peut-être ça le premier ferment de nos retrouvailles : l’inquiétude de perdre la paix, la prospérité, la liberté, l’espoir. L’inquiétude de savoir que « les civilisations de l’Entente sont fragiles »(9) et que nous sommes « le peuple du tourment qui cherche une réponse à ce harcèlement de l’Histoire » (10).

Etre inquiet. Donc littéralement ne pas être quiet. Donc être aux aguets, ne pas trouver le repos. Donc sur le pied de guerre ? C’est le raisonnement trompeur de ceux qui misent sur la peur. Nous avons un choix à faire : avancer en regardant derrière notre épaule ou s’épauler pour avancer.

« Nous avons construit un continent Babel,

Etrange et compliqué,

Qui ne tient que dans cet équilibre subtil

Entre indépendance et fraternité. » (11)

Pour tenir cet équilibre il faudra chahuter nos administrations calcifiées, questionner ce que l’on attend d’une « nation », ce que l’on entend par « union », sans oublier que le territoire européen est vaste et c’est ce qui le sauve.

Certains considèrent sa bigarrure comme une source de déchirures. Raison leur sera donnée si nous ne sommes pas capables d’inventer un socle commun populaire qui fait dire « Colère devant le quart-monde européen / Et la lente paupérisation à l’ombre du confort. […] L’Europe n’aura de sens que si elle prend soin de ceux qui s’usent. » (12)

Je regarde les résultats des différents référendums relatifs (13) à l’élargissement de l’Union européenne. Je suppose qu’ils en disent long sur la volonté des peuples à accueillir nos voisins et accepter l’altérité. Je suis étonné face aux résultats qui tranchent avec ce que l’on entend ces derniers mois.

Elargissement de 1973 : « La France a organisé un référendum le 23 avril 1972. Avec une participation de 60,7 %, l’adhésion des nouveaux États est approuvée à 68,3 %. […] L’Irlande organisa un référendum qui approuva l’adhésion de l’État à 81,3 %. Par la suite, le 25 septembre 1972, la Norvège organisa à son tour un référendum qui rejeta à 53,5 % l’adhésion. À la suite de ce rejet, la Norvège n’adhéra pas aux Communautés. Le 2 octobre 1972, le Danemark organisa à son tour un référendum et l’adhésion fut approuvée à 63,3 %. […] Avec une participation de 64 %, les Britanniques approuvèrent le maintien [du Royaume-Uni] dans les Communautés européennes à 67,2 %»

Elargissement de 1995 : Les autrichiens « se sont prononcés à 66,6 % en faveur de l’adhésion », la finlandais votent « à 56,9 % en faveur de l’adhésion » ; les suédois l’acceptent à « à 52,8 % » mais la Norvège par deux fois se prononce contre.

Elargissement de 2004, sans doute le plus important : « 10 nouveaux États dont huit d’Europe centrale et orientale et deux îles méditerranéennes : Chypre et Malte. Toutes ont organisé un référendum à l’exception de Chypre ». Tous les résultats sont positifs, allant de « 53,6% » (Malte) à « 91,1% » (Lituanie). Et la Hongrie, que l’on connaît aujourd’hui sous le joug gris d’Orban, l’approuve alors à « 83,8% » !

Elargissement de 2013 enfin, pour intégrer la Croatie : approuvé à « 66,27 % ».

L’envie de se grandir en s’agrandissant est donc là, de part et d’autre. Ce socle commun pourrait-il être l’élargissement qui fait tant débat ? L’élargissement comme reconnaissance du fait que nous sommes un « peuple vaste qui parle deux ou trois langues, a des souvenirs de coutumes lointaines, et sait ce qu’est le tumulte. » (14)

Se retrouver autour du désir commun de s’envaster : devenir-vaste par un choix mutuel, le vote. Et non par la sélection naturelle, la conquête.

S’envaster pour ne pas « s’ensauvager ». S’envaster pour ne pas s’entredévorer. S’envaster pour « inventer autre chose que le libéralisme torse nu, / Exhibant sa puissance. » (15) S’envaster pour redonner à la frontière toute sa qualité de seuil, de porte d’entrée et de sortie de nos légitimes étrangetés, celles qui piquent notre curiosité ou notre crainte.

« Apportez ce qu’il faut pour faire bombance et débat. » (16)

L’Union est née autour d’une table, avec des parapheurs et l’exigence de la raison. Elle survivra grâce à un grand banquet, signe d’hospitalité et d’émotions. En refermant le recueil de Gaudé, j’en suis convaincu. Nous nous sommes gavés, nous avons croqué le monde et ses ressources à pleines dents et à se battre pour leur possession, la terre a pris sa vengeance en avalant des générations dans les tranchées, les charniers, les répressions… Nous avons eu notre lot de dominations : elles sont notre histoire troublante, notre mémoire nauséeuse, une partie de notre richesse usurpée. C’est détestable mais c’est aussi de ça que nous sommes faits.

Mais ce n’est pas une fatalité. Nous avons d’autres nourritures à partager, d’autres richesses à cultiver, car « Notre Europe est une aventure commune que nous continuerons de faire, malgré vous, dans le vent de l’intelligence. » (17)

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(1) Expression utilisée par Walt Whitman dans « By Blue Ontario’s Shore » pour définir les Etats-Unis, réutilisée par Laurent Gaudé pour qualifier l’Union Européenne dans son recueil Nous, l’Europe. Banquet des peuples, Actes Sud/Leméac, 2019.

(3) Laurent Gaudé, Nous, l’Europe. Banquet des peuples, Actes Sud/Leméac, 2019, p.170.
(4) Ibid. p.137-138.

(5) Ibid. p.139.
(6) Ibid., p.171-172.
(7) Ibid., p.172.
(8) Ibid., p.172.
(9) Ibid., p.10.
(10) Ibid., p.8.
(11) Ibid., p.173.
(12) Ibid, p.179.
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(14) Ibid., p.8.
(15) Ibid., p.181.
(16) Ibid., p.178.
(17) Albert Camus, Lettres à un ami allemand, Gallimard/NRF, 1945.

 

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