Rousseau développe les difficultés rencontrées par un gouvernement.
« Si le souverain veut gouverner, ou si le magistrat veut donner des lois, ou si les sujets refusent d’obéir, le désordre succède à la règle, la force et la volonté n’agissent plus de concert, et l’État dissous tombe ainsi dans le despotisme ou dans l’anarchie. » (DCS III,1 Du Gouvernement en général)
Pour bien interpréter cette phrase, il faut repréciser ses termes.
Le Souverain est le corps social en tant qu’il rend présente la volonté générale (et nulle autre, ni celle d’un individu ni d’un groupe).
Le magistrat est « l’homme ou le corps chargé d’administrer l’exercice légitime de la puissance exécutive ».
Les sujets forment l’État, le corps social en tant que simple collection d’individus. Ils ne sont donc le Souverain que s’ils se conforment à la volonté générale (et à nulle autre).
C’est lorsque la volonté générale n’arrive plus à se constituer que guettent les deux dangers mortels pour la démocratie, le despotisme et l’anarchie. Deux symptômes apparemment opposés, mais ils signalent la même impuissance à faire cause commune de manière légitime, en faisant jouer le ressort civil inhérent au contrat social.
Dans le despotisme la divergence d’intérêts et d’opinions est supposée se résoudre par fusion dans la personne du despote. L’État c’est moi, j’incarne le peuple. Monarchies absolues de l’Ancien Régime, totalitarismes fascistes ou prétendus communistes, autocraties post-coloniales (avec hélas souvent l’appui direct ou indirect des puissances ci-devant colonisatrices), le despotisme a rarement été éclairé.
Il revient, toujours aussi sombre, opaque, sous la forme des démocraties illibérales (qui a inventé cet oxymore scandaleux ?) en Europe ou ailleurs. Il est un des versants de la pente populiste.
L’autre versant est la tendance anarchique qui prospère sur la crise de la démocratie par représentation et le rejet plus général de toute médiation. (Car la médiation est frustration : ce n’est pas tout, tout de suite).
Une crise démocratique certes bien explicable par la médiocrité d’une partie du personnel politique et par le jeu pavlovien de l’alternance dite démocratique entre partis (tu gouvernes je m’oppose, je gouverne tu t’opposes).
Mais il ne faudrait pas jeter le bébé Marianne avec l’eau sale du marigot. Le concept de démocratie directe peut être perverti en rejet de toute médiation, en l’expression brute d’opinions qui se juxtaposent sans chercher à s’articuler. Alors les affects épidermiques invalident le débat rationnel, étayé sur les faits, argumenté. Il est la seule voie pourtant pour reconstruire du collectif.
Je ne voudrais pas casser l’ambiance, mais il vaudrait mieux ne pas trop tarder à se mettre au (difficile certes) travail qui consiste à construire la volonté générale.
Parce que perso, je suis peut être bizarre, mais je ne suis pas plus tentée par le despotisme que par l’anarchie.
Image par Gerd Altmann de Pixabay
Cela rend bien compte de la situation hic et nunc. Je ne sais pas si je crois vraiment encore hélas à la possibilité d’une volonté générale, et si j’y crois, il me semble obvie qu’elle ne peut passer en effet que par la médiation toujours imparfaite de la représentativité par élection. Le moment que nous traversons, où beaucoup dédaignent de voter sous prétexte de la mauvaise représentation par les élus, je ne suis pas sûre qu’il soit à attribuer à la nullité de ces derniers, qui ne sont ni meilleurs ni pires qu’il y a 100 ans, peut-être un peu meilleurs techniquement même… il y a bien sûr l’effet décrue économique et mondialisation qui pèse souvent sans réflexion sociale et environnementale sur leurs décisions, mais aussi quelque chose de plus anthropologique ce me semble, qui met chaque individu dans une bulle solipsiste de toute-puissance 2.0 évidemment illusoire dans toutes les classes de la société, je mets à part les plus clandestins, les plus pauvres, les sans facebook qui se gardent bien de rodomontades et d’insultes. L’illibéralisme commence par une forme de pauvreté philosophique qui radicalise les analyses et sépare les gens, d’où cette anarchie des moi-je dans laquelle nous baignons, les moi-je et ceux qui se reconnaissent dans leur meute. Tout le monde s’en fatigue, votre servante itou, Marseille est à la pointe de l’incivisme général, un vrai laboratoire de l’anarchie, qui heureusement n’exclut pas les exceptions, les entraides, les démarches associatives, et ceux qui prennent encore le temps de PENSER, d’où j’aimerais très despotiquement que vienne la volonté générale, en sachant que c’est un contresens. Pour avoir participé à quelques « débats » dudit « grand » suite aux gilets jaunes, ça m’a sauté aux yeux que les doléances étaient toutes enracinées dans des situations individuelles, et les synthèses bricolées étaient en réalité impossibles : on avait plutôt une addition de yaka souvent contradictoires.
L’étape suivante, quand chacun est excédé des volontés divergentes, des intérêts contradictoires, edes agressions verbales, de l’intolérance intellectuelle, est en effet hélas une aspiration souterraine et sournoise, même chez des gens autrefois républicains, que « tout ce bazar » soit sous contrôle, et vlan on a …Z…orro président qui nous pend au nez.
Dire que la volonté générale devrait aussi s’élaborer à partir des frustrations de ses zélateurs, à proportion de leur nombre….!
Je me demande à vrai dire comment il y a encore des démocrates qui trouvent que ça vaut le coup de se présenter aux élections…Je croise les doigts qu’il nous en reste un peu et qu’ils aient des « bonnes volontés » générales à proposer, et si possible pas les mêmes.
Fi du prêt à penser ! Donc merci Ariane!
Merci pour ces réflexions fouillées qui me réconfortent en me montrant que je ne suis pas seule à avoir mal à notre démocratie … Je ne sais si tu as lu les livres de Sadin (L’ère de l’individu tyran) et de Patino (La civilisation du poisson rouge), mais ton constat rejoint tout à fait le leur.