Au chapitre suivant, Freud revient sur le comportement régressif de l’individu enfoulé :
« Les signes d’affaiblissement du rendement intellectuel et de désinhibition de l’affectivité, l’incapacité de se modérer et de temporiser, la tendance au dépassement de toutes les limites dans l’expression des sentiments et à leur décharge totale dans l’action. »
(Psychologie des foules et analyse du moi chap.9 La pulsion grégaire).
Une telle régression est inhérente davantage aux foules ordinaires (un mot encore après éphémères et primaires) (le flou lexical signe les tâtonnements de la réflexion) qu’aux foules artificielles, hautement organisées.
« Ainsi avons-nous l’impression d’un état dans lequel la motion affective isolée et l’acte intellectuel personnel de l’individu sont trop faibles pour se faire valoir seuls et sont absolument forcés d’attendre que la confirmation leur vienne d’une répétition identique chez les autres. » (Toute ressemblance avec la recherche de clics approbateurs sur les réseaux sociaux n’est pas fortuite).
Et du coup forcément « l’énigme de l’influence de la suggestion s’accroît pour nous (…) et nous nous faisons le reproche d’avoir mis unilatéralement l’accent sur la relation au meneur, en repoussant injustement celui de la suggestion réciproque. »
La réponse est-elle dans la « pulsion grégaire » dont parle Trotter (Instincts of the herd in peace and war Londres 1916) ? Trotter la pense primaire et pas davantage dissociable. Il n’en faut pas plus pour attiser la pulsion quoiquesque de Sigmund.
Objection 1 Mister Trotter : vous tenez trop peu compte du rôle du meneur.
Objection 2 : « l’angoisse du petit enfant délaissé ne s’apaise pas à la vue de n’importe qui d’autre ‘du troupeau’ », ce qui serait le cas si la pulsion grégaire était primaire.
Freud pense plutôt qu’elle se construit de façon réactionnelle, secondaire.
« (Le sentiment grégaire) se forme dans la nursery aux nombreux enfants, à partir du rapport des enfants à leurs parents, et il se forme en réaction à la jalousie initiale avec laquelle l’aîné accueille le plus jeune. » Mais l’élimination du rival, ou simplement une hostilité trop visible à son égard est impossible sans dommage personnel : en l’occurrence déplaire aux parents qui aiment aussi ce nouvel enfant. Alors « il est contraint à l’identification aux autres enfants et il se forme dans la troupe d’enfants un sentiment de foule ou de communauté. »
Bon ça vaut ce que ça vaut. En tous cas ça évoque un passage célèbre des Confessions de st Augustin, où un enfant pâlit de jalousie en voyant son frère de lait à la mamelle. Et bien sûr l’histoire de Caïn et Abel (Genèse chap.4), qui met en évidence les conséquences ravageuses des ratés possibles de ce mécanisme.
L’intéressant est que Freud en discerne l’envers éthique. « La première exigence de cette formation réactionnelle est celle de la justice, de traitement égal pour tous. (…) Cette exigence d’égalité est la racine de la conscience sociale et du sentiment du devoir. »
Je me sens partie-prenante de la société à condition que je ne me sente pas lésé. Mais inversement ce que je veux pour moi je dois aussi, logiquement, le vouloir pour les autres.
« Le sentiment social repose ainsi sur le retournement d’un sentiment d’abord hostile en un lien à caractère positif, de la nature d’une identification. »
Quoique, poursuit Freud, il y en ait un dans l’histoire qui soit « plus égal ».
« Risquons-nous donc à corriger l’affirmation de Trotter : l’homme est un animal de troupeau (Herdentier), en disant qu’il serait plutôt un animal de horde (Hordentier), être individuel d’une horde menée par un chef. »
Et là on le voit venir, notre Papa Sigmund …
image par David Mark (Pixabay)
Bonjour Ariane,
ai toujours eu la certitude après avoir lu quelques livres mais surtout avoir observé et vu agir les élèves, beau panel d’humanité, que l’instinct grégaire dit primitif n’était possible qu’avec une reconnaissance de l’autre comme un « soi-même » et garant d’une protection contre « l’autre » différent.
En effet il me semble aussi que la reconnaissance de l’autre comme un soi-même est sans doute le moteur de toutes les nuances d’attachement, de la plus forte comme la passion amoureuse, à la plus disons anodine, une simple familiarité avec le « prochain ».
La question de l’autre comme un différent me paraît plus ambiguë (et source de tant de différends). Si l’on éprouve le besoin de s’en protéger, en se rapprochant de l’autre-soi-même (le cas que tu envisages ici) c’est qu’on le voit comme une menace. Menace réelle ? Menace fantasmée dans une angoisse paranoïaque ? Avec toutes les interactions possibles entre les deux (une interaction qui alimente le moteur des conflits sans fin initiés par le narcissisme des petites différences).
Personnellement je comprends très bien cette possible peur de l’autre, parce qu’on se sent faible, fragile.
La première étape est sans doute de ne pas nier cette fragilité en soi, la deuxième est peut être de la discerner chez l’autre. Après quoi peut être on peut arriver à l’étape de la relation avec l’autre, comme simplement autre.
Facile à dire, me diras-tu …
Oui Ariane et merci de ta réponse. Mais il semble que la construction grégaire se fonde sur le rassemblent « contre » tout autant voire plus « qu’avec ».
Ah les doux entrelacs politiciens que ça nous amène à regarder ou vivre…
Ah oui c’est clair ! Ou plutôt c’est bien glauque …