Dans le numéro de mars (187) de Philosophie magazine, la lectrice de Spinoza que je suis relève le titre Et si on déboulonnait Spinoza ? J’admets le côté marketing, mais sérieusement pour envisager de déboulonner un penseur, encore faut-il que sa pensée soit une sorte d’idéologie dominante, comme on disait du temps où le marxisme (sa contrefaçon stalinienne) était indéboulonnable pour beaucoup. Déboulonnage utile alors que celui mené par Aron ou Camus. Mais aujourd’hui le fond de l’air est-il vraiment spinoziste ? J’entends soucieux de rationalité, de lucidité, d’éthique ?
« Spinoza est un onguent. Il fait du bien. Il nous améliore même … à conditions de fermer les yeux sur certaines énigmes, essentielles, de notre condition. » écrit Michel Eltchaninoff (p.79) Traduction : il est bien gentil, mais il n’a rien compris au film, il nous sert un feel-good movie pour supporter le tragique de la condition humaine, si évident pourtant de nos jours (du sien on vous rassure tout baignait). Onguent … Dans le genre métaphore médicale, je proposerais plutôt un scalpel.
« Si cet article choque vos convictions spinozistes – ou les renforce – écrivez-nous. » Je ne sais si j’ai des convictions spinozistes, disons que sa lecture me fait penser. Ce qui en nos temps tiktokiens n’est pas du luxe. En tous cas je saisis cette invite de Philosophie magazine, pour vous faire part, lecteurs de Fragile, de quelques points qui m’ont retenue dans cet article.
Liberté/Libre arbitre/Déterminisme
Spinoza, par sa vision radicale du déterminisme « (ferme) la porte au nez à une expérience humaine cruciale et largement partagée, celle de la liberté. » (p.78) Il me semble au contraire que tout le propos d’Éthique se résume d’un mot : libération. On peut se fier au plan qu’il en donne dans son sous-titre. (Sauf à le soupçonner de publicité mensongère …).
Ce qu’il récuse dans le libre arbitre, ce n’est pas la liberté d’arbitrer dans nos actes, d’agir de façon délibérée. Il récuse l’idée (l’illusion oui) que cette puissance d’arbitrage soit un donné préalable, une composante innée de la nature humaine. Autrement dit pour lui la liberté humaine n’est pas un concept métaphysique, mais un processus concret. La liberté se construit de façon émergente dans une succession de libérations gagnées (de haute lutte) sur la servitude humaine, autrement dit les forces des affects (titre P4 d’Éthique). C’est pourquoi récuser la réalité du déterminisme, surtout affectif, est un frein au travail de libération. Ce n’est que si on l’admet que l’on pourra analyser ses mécanismes, et ainsi arriver à agir « en connaissance de cause ». C’est pour cela que comprendre et agir, délibération et libération, sont pour Spinoza en si intime liaison (cf le titre de la P5 d’Éthique : De la puissance de l’intellect, autrement dit de la liberté humaine).
Conatus (perseverare in suo esse)
Concept-phare de Spinoza, interprété ici comme « un principe de puissance en expansion ». Ce qui induit logiquement la question : « Ne faut-il pas laisser de la place, dans notre nature, à autre chose que ce vouloir-vivre a priori ? Voulons-nous toujours l’accroissement de notre être ? » (p.79)
Le verbe conari ne parle pas tant « d’entreprendre » (terme choisi par l’article) en tous cas au sens elonmuskien, que d’effort pour mobiliser une aptitude, une potentialité. Ici l’aptitude à se maintenir dans l’être. Tenir bon pour être qui je suis. Pas moins, mais pas plus.
Je relève ainsi puissance en expansion, accroissement, vouloir-vivre : je ne vois pas pour ma part dans le conatus la volonté d’imposer son être aux autres, de gagner des parts de marché à la bourse aux ego, bref l’initiative d’un entrepreneur de soi. Je vois l’effort patient, humble, simple, de tenir bon dans le vivre donné, de ne pas renier la vie qui vit en soi.
Disons plus que Prométhée, Sisyphe : vous savez le gars qu’il faut imaginer heureux.
Système unisubstantiel et altérité
« Une autre évidence spinoziste qui mérite d’être interrogée est la supériorité du monisme sur le dualisme (…) Certes le dualisme a mauvaise presse : il isole, il sépare, il abstrait. Mais (…) il a le mérite de ménager une place à l’altérité. Or du point de vue métaphysique, celle-ci est absente du monde spinoziste (…) On projette sur autrui sa propre identité et sa puissance. Sans grand ni petit autre, sans aucun hiatus entre soi-même et autrui, peut-on vraiment sortir de soi ? » (p.79)
Je suis bien d’accord, il est important de ne pas céder sur la question de l’altérité, en nos temps de tropisme totalitaire et de « fatigue démocratique », ce découragement devant le travail ingrat de construire un bien public à partir d’intérêts particuliers (un tas de conatus forcément discordants).
Mais à lire ceci on dirait que Spinoza récuse l’altérité ! Comme si être participants d’une unique substance, taillés dans un même tissu, nous obligeait de fait à porter un uniforme. Non : cet étant éternel et infini que nous appelons Dieu ou la nature se décline, il l’explique en long en large et en travers, en une infinités de modes (ou manières) d’être, tous différents les uns des autres. Et du coup, il l’a bien vu, du hiatus y en a : l’altérité est précisément le hic de l’éthique (trop tentant).
C’est pourquoi les difficultés qu’elle peut poser, les bonheurs qu’elle peut causer (au plan interpersonnel et politique), sont analysés avec une précision toute chirurgicale (scalpel disais-je) dans cette leçon d’anatomie de la psyché que constitue la partie 3 d’Éthique consacrée aux affects.
Mode géométrique versus affects/superstition
Spinoza a une préoccupation, l’éthique (pas la morale abstraite et encore moins la métaphysique). Comment bien vivre entre humains, telle est sa question. Il discerne deux sources potentielles de bug éthique : du côté du petit autre, on vient de le voir, les embrouillaminis des affects ; du côté du grand Autre, la superstition. Il nomme ainsi la croyance en un point de vue prétendu divin, tout puissant tout sachant. Elle mène à remplacer la pensée par la foi en des dogmes au mieux absurdes au pire dangereux, le travail éthique par l’obéissance à des commandements idem. Dieu ou la nature n’a rien à voir là-dedans, ajoute-t-il, mais bien ceux qui se font les ventriloques d’un dieu-marionnette pour asseoir leur pouvoir (cf le célèbre Appendice de la P1 d’Éthique). C’est à éviter ces deux bugs que sert le mode géométrique, qui est de fait le coup de génie de Spinoza.
Traiter des affects comme s’il était question de lignes et de plans, les soumettre au raisonnement, c’est s’employer à faire émerger du tohu-bohu passionnel une logique, tracer un chemin dans la jungle. « En tant qu’ils sont en proie aux affects qui sont des passions, les hommes peuvent être contraires les uns aux autres. » « C’est en tant seulement qu’ils vivent sous la conduite de la raison que les hommes nécessairement conviennent toujours par nature. » (Partie 4, prop 33-34)
Quant à la superstition, le mode géométrique la retourne comme un gant (comme dit Marx de l’idéalisme hégélien). La définition de Dieu (Éthique P1 prop 6) subvertit l’idée de dieu des monothéismes, simplement en dépliant toutes ses implications logiques. C’est la première brique du lego qui va servir à édifier le concept deus sive natura.
Deus sive natura/raison/réalité
Rien à voir avec la deep ecology ou le panthéisme. Pour Spinoza l’ordre biologique de la nature (physis) est aussi un ordre mathématique. Ainsi DSN comprend les objets existant dans la nature, le naturel réalisé (dont l’être humain), mais c’est aussi ce que l’on pourrait appeler le logiciel de programmation de la vie. Cette modalité de DSN, Spinoza la nomme simplement raison.
La raison est donc ce qui informe tout élément de la substance, comme le chiffrage ADN informe chaque cellule. Présente dans son être au même titre que dans le reste de la nature, elle constitue ainsi pour l’humain un mode fiable de branchement sur la logique de l’ensemble du système. Ce qui ne veut pas dire qu’on comprend comment tout ça marche … Mais du point de vue éthique, celui des comportements, Spinoza affirme : comme la raison est ce qui nous ajuste à la réalité du monde, c’est en agissant autant que possible (faut pas rêver non plus) sous la conduite de la raison qu’on se donne une chance d’agir pour de bon, justement et efficacement à la fois (ce qui est bien la quadrature du cercle éthique).
Et c’est ainsi que se dissout la frontière immanence/transcendance : par réalité et par perfection j’entends la même chose. Phrase osée certes mais qui n’est pas là, comme l’article semble le penser, pour servir d’alibi à la résignation devant le mal. C’est au contraire un appel à l’action. S’il n’y a pas d’arrière-mondes (comme dit Nietzsche), c’est dans ce monde le nôtre le seul l’unique qu’il faut travailler à faire bien l’homme.
Alors déboulonner Spinoza ? Perso cet article me donne envie de le relire encore. Mais c’était peut être le but ?
En guise de prolongement, je mentionne Spinoza, l’homme qui a tué Dieu (José Rodrigues Dos Santos, Hervé Chopin 2023.) Ce livre en forme de roman, clair, facile à lire tout en étant rigoureux et précis, vaut beaucoup mieux que son titre racoleur (qui m’a dissuadée un temps de le lire, d’ailleurs). Dos Santos dépeint le contexte social, politique, intellectuel, dans lequel Bento de Espinosa, né de marranes portugais établis dans la libre Amsterdam, devient l’auteur d’une œuvre universelle. Documenté au plan biographique et philosophique, il rend compte avec pédagogie de l’itinéraire de l’homme, comme de l’origine et la maturation de ses concepts.
Et accessoirement, je vous rappelle l’abécédaire sur Spinoza que j’ai écrit pour Fragile. C’était en 2020, le temps passe, même sub quadam aeternitatis specie …
Ariane
Rembrandt. La leçon d’anatomie du docteur Tulp. Maurithuis La Haye
Comme souvent (pas toujours cependant) , les propos controversiaux ont leur fécondité. Je trouve cette défense et illustration d’Ariane très intéressante, d’autant plus que je me suis essayée à déchiffrer le premier livre de l’Ethique qui m’est tombé des mains (c’était pendant le confinement et il n’a pas eu le dessus sur Homère et Dante)…sauf des extraits à sauts et gambades…
Je n’ai pas lu l’article auquel elle répond avec un évident brio et j’espère que cette réponse sera envoyée au magazine, qui semble en effet inviter les lecteurs à la disputatio (notre mot dispute français rend mal désormais ce besoin de pensées qui ne pensent pas pareil mais s’aident à penser, et dont on manque beaucoup ).
Du coup je me demande quel était l’enjeu et le but dudit article, que je vais me procurer …que trouvait-il de si lénifiant dans cette oeuvre évidemment austère d’approche, mais éminemment vitale si on en croit la série d’articles de 2020 d’Ariane dont elle fait mention dans celui-ci.
Merci aussi de la référence au roman de Dos Santos que je vais me procurer.