« Quelle époque ai-je choisie pour faire un traité sur le bonheur des individus et des nations ! » s’exclame Germaine de Staël en commençant De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796)
On pourrait lui répondre que c’est surtout son époque qui l’a choisie, une de ces époques chaotiques qui assignent à penser sous peine d’y perdre la raison. À supposer qu’on ait réussi à sauver sa tête (ce que Germaine a fait – de peu).
(On me répondra à moi que ce genre d’époque n’a pas manqué dans l’Histoire avec sa grande hache, avant comme après la Révolution française, et j’en conviens).
Son titre en tous cas ne peut manquer d’évoquer le mot célèbre de Saint-Just Le bonheur est une idée neuve en Europe*. Pour en admettre la pertinence, il faut à mon avis le compléter : le bonheur pour tous. En fait l’idée neuve à cette époque, c’est plutôt l’égalité.
C’est au nom de l’égalité que Saint-Just et ses copains n’ont pas hésité à couper court au bonheur de pas mal de monde …
« Avant d’aller plus loin, l’on demanderait, peut être, une définition du bonheur » (oui bonne idée) « le bonheur, tel qu’on le souhaite, est la réunion de tous les contraires ; c’est, pour les individus, l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie, l’amour sans l’inconstance, (…) le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne » (De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations. Introduction)
Bref le beurre, l’argent du beurre, et le sourire de la Suissesse. Souhait rarement exaucé pour un individu, Germaine en a su quelque chose pour son compte.
Clairement donc « le bonheur, tel que l’homme le conçoit, c’est ce qui est impossible en tout genre » Mais ce n’est pas une raison pour y renoncer.
Faut juste y travailler un peu : « le bonheur, tel qu’on peut l’obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l’homme peuvent agir, ne s’acquiert que par l’étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines. C’est à la recherche de ce but que ce livre est destiné. »
Pour le second volet du titre « Le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l’émulation des talents et le silence des factions, l’esprit militaire au dehors et le respect des lois au-dedans »
Ceci évoque les questions que soulèvera Tocqueville dans De la démocratie en Amérique. De fait les écrits politiques de Germaine sont d’un intérêt égal à ceux d’Alexis, voire de Jean-Jacques (la fille de Necker éduquée en citoyenne genevoise l’a beaucoup lu**).
En outre elle a revendiqué de penser la politique, d’en faire, à égalité avec les hommes. Mais, là est son apport essentiel sur le sujet, pas comme la plupart de ceux qu’elle a vus à l’œuvre (ou à la destruction), enflammés d’ambition et d’esprit de parti. (on verra plus loin sa définition de ces termes).
« Je ne sais pourquoi il serait plus difficile d’être impartial***dans les questions de politique que dans les questions de morale »
(De l’influence etc. Introduction)
*référence au droit au bonheur inscrit dans la Constitution des jeunes Etats Unis
**Elle a publié Lettres sur les écrits et le caractère de JJ Rousseau (1788)
***Ce mot qui revient souvent sous sa plume m’a paru le plus adapté pour qualifier sa disposition d’esprit en toutes choses et relations.
Crédit image : Gallica (gravure de Laugier d’après la peinture de Gérard)
Très intéressant, en ces temps où la subjectivité clivante est assumée comme une valeur, où la fraternité se veut identitaire, où la quête d’objectivité fait rire et tend à être abandonnée, peut-être celle d’im-parti-alité serait-elle un relais à remettre en grâce, car qui ose encore employer ce mot?
Oui, et pourtant c’est un si beau mot, qui conjoint le goût de l’objectivité, de la justice, de l’indépendance d’esprit et de l’ouverture. Le mot de l’intérêt désintéressé.