J’avoue je n’avais jamais lu Marc Aurèle. Me plongeant dans ses Pensées pour moi-même j’ai ressenti une déception à la mesure du bain de sagesse que j’attendais : des formules magnifiques de liberté et de simplicité, oui, mais ce côté pesant de l’idéalisme platonicien, du volontarisme stoïcien …

« Aussi bien beaucoup de choses se retrouvent avec plus de chair et d’esprit, de subtilité, sous la plume de Montaigne, plus de puissance illuminatrice sous celle de Spinoza », me suis-je dit. Non sans ajouter dans cet auto-débat « qui suis-je pour faire la fine bouche devant Marc Aurèle ? » (Quelqu’un qui n’a pas peur du ridicule assurément) (ce qu’il aurait approuvé dans son exhortation à prendre de la distance avec l’opinion).

Puis peu à peu je me suis approchée. Trouvant dans les mots (merci Traductrice*) la présence vraie, directe, la façon de cet homme complexe.

*Frédérique Vervliet. Édition Arlea 1992

« Ce que je dois

À mon grand père, à mon père, à ma mère, à mon arrière-grand-père, à mon gouverneur, à Diognète, à Rusticus, à Apollonius, à Sextus, à Alexandre le grammairien, à Fronton, à Alexandre le Platonicien, à Catule, à mon frère Sévère, à Maxime, à mon père adoptif, aux dieux. »

Des dédicaces, certaines brèves d’autres développées, occupent le premier livre. Elles accusent réception de legs reçus selon trois canaux.

Premier canal, sa famille. Plutôt ses familles, la biologique et l’adoptive. Marc-Aurèle fut adopté et désigné pour successeur par l’empereur Antonin, surnommé le pieux. C’était paraît-il quelqu’un de recommandable, qui réussit à ne pas faire la guerre (un challenge dans son job comme on dit en latin moderne). Globalement avec la dynastie des Antonins, Rome, et donc le monde, a un peu soufflé après les règnes pleins de bruit et de fureur des Césars (mention spéciale à Néron et Caligula). Du moins jusqu’à Marco, parce que son fils Commode ne le fut pas comme on sait. Mais bref si l’on devait résumer d’un mot le legs que Marc Aurèle pense avoir reçu de ses familles, ce serait noblesse. Noblesse de cœur et d’âme, combinant sens du devoir et aptitude à la liberté, exigence de vérité assortie de tolérance.

Deuxième canal, ceux qui l’ont formé, éduqué, gouverné, s’employant à renforcer et ordonner son caractère, ses connaissances et aptitudes, en vue de ses futures responsabilités d’empereur. Ce qui peut se résumer dans ce vers que Corneille fait dire à l’empereur Auguste (dans Cinna) je suis maître de moi comme de l’univers.

Troisième canal, les dieux, plutôt le divin envisagé comme transcendance à l’œuvre dans le monde et l’humain, les informant. Cet élément englobe les autres, car ce chapitre dédicatoire se clôt ainsi « Tout cela, je le dois aux dieux secourables et à la Fortune ».

Bon Marco ne pèche pas par excès d’humilité : il n’a reçu que de belles et bonnes qualités qui font de lui l’homme civil, courageux, magnanime, honnête, intelligent, dont il entend laisser l’image à la postérité. Espérant que successeurs, enfants, autres philosophes et hommes de pouvoir, et finalement chaque lecteur, puissent un jour écrire « ce que je dois à Marc Aurèle : le meilleur de moi-même ».

N’empêche cette litanie à ses saints personnels reste émouvante, et incite le lecteur à se remémorer les figures tutélaires de son parcours à soi. (Et comme lui, à passer sous silence les moins tutélaires).

« ‘Tout est opinion’ (citation de Ménandre). C’est évident et l’intérêt du propos l’est aussi, si on le goûte dans les limites de l’opinion. »

Le mot d’opinion revient souvent dans ces Pensées. Hypolepsis implique l’idée d’un « en-dessous », dit la difficulté de prendre les choses sans filtre, sans parasitage d’images, de paroles, d’a priori. Parasitage nuisible à l’intelligence des choses et des situations, au bon commerce avec autrui, à la pertinence des actions. Montaigne pointe souvent aussi cette difficulté, usant du même terme L’un et l’autre explorent l’interaction entre opinion et imagination. La force de l’opinion révèle l’assignation au mode imaginaire (cf aussi Sartre ou Lacan) : la perception de soi passe par l’image que renvoie le miroir du semblable humain (pour le meilleur ou le pire).

Avoir une opinion, c’est avoir un avis, opiner ou pas, se déterminer, prendre parti. Comme le montrent les sondages d’opinion, dans lesquels le fameux sans opinion révèle au fond plus souvent l’absence d’adhésion que d’avis.

Ici ce que l’on ne peut manquer de goûter surtout, c’est la finale ironique.

« Ne gaspille pas le temps qu’il te reste à vivre à imaginer ce que font les autres, si cela n’apporte rien à la société. » (III, 4)

Le critère d’utilité sociale est fondamental dans la réflexion et les choix de Marco. Logique pour un gouvernant. À sa place, apporter à la société consistait à faire tourner aussi rond que possible la boutique empire romain.

À l’intérieur, délimité par le limes, la frontière, il pouvait le faire avec des principes démocratiques. Pour un empereur, tout est relatif. Disons qu’il tentait de se comporter en princeps senatus plutôt qu’avec la brutalité du tyran ou la démagogie du tribun.

Aux marges de l’empire, c’était une autre paire de manches, il dut assumer d’être imperator, chef de guerre, sans enthousiasme. Il se consolait en philosophant : ces Pensées furent en partie écrites dans un no man’s land, durant l’interminable guerre contre les Sarmates (peuple scythe).

La pensée ci-dessus fait en tous cas ressortir le lien entre efficacité et autonomie de pensée, prise de distance avec l’opinion, avec le narcissisme inducteur de comparaison.

Toute non empereur romain que je sois, j’opine au critère d’utilité pour le bien commun. Il est plus complexe à discerner et mettre en place en démocratie moderne que dans un empire antique (pour de bonnes raisons genre progrès des exigences de liberté et de justice). Inversement on dispose d’un corpus de philosophie politique (Rousseau et autres anciens, mais aussi actuels historiens, sociologues, économistes) dont Marco aurait sûrement fait son profit. Lui.

Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole

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