« De nombreux grains d’encens jetés sur le même autel, l’un est tombé le premier, un autre tombera le dernier et cela n’a pas d’importance. » (IV, 15)
Pour le culte de qui, ces grains d’encens ? De la vie elle-même, bien sûr. Chaque vivant est l’un de ces grains. Quelle que soit son existence, d’un point de vue subjectif comme objectif, facile ou pas, fructueuse ou pas, en quelque lieu ou temps vécue, elle est au moins louange au simple fait de vivre.
Cette chose extraordinaire, que nous percevons pourtant sur le mode de la banalité, tant nous faisons corps avec ce fait d’être vivant, participant d’un miracle universel et intime à la fois. Cette belle perception fonde l’indifférence stoïcienne, qui cependant fait toujours un peu genre « cache ta joie » : cela n’a pas d’importance …
Spinoza, dans une conception proche, mais sans cacher sa joie lui, assoit l’acquiescentia in se ipso (adhésion intime et paisible à ce qu’on est) sur l’amor dei intellectualis (adhésion, consentement à dieu ou la nature que permet la raison humaine) (Cf Éthique Partie 5 prop 36 et coroll).
On peut aussi voir dans ces grains d’encens les efforts intellectuels, scientifiques, artistiques, éthiques, des humains. Vu de la vie elle-même (sub quadam specie aeternitatis dit Spinoza), peu importe qui a fait quoi le premier, qui a suivi qui dans ce mouvement. La vie ignore les copyrights et brevets d’invention. Au lieu de dire « je pense comme Marc-Aurèle » on peut dire tout pareil « Marc-Aurèle pense comme moi ».
Encensé, non ?
« Adopte à l’essai la vie de l’homme de bien qui apprécie son lot et se contente, quant à lui, d’agir justement et d’être bienveillant. » (IV, 25)
Formulation rationnelle. Être quelqu’un de bien ça se tente. Mais à l’essai, faut donner au moteur éthique un temps de rodage. Métaphore un peu vintage peut être. Alors une autre : Marco dévoile un caractère de joueur avisé. Il décide de suivre la mise, assez confiant pour cela dans ses cartes (appréciant son lot). Si on bluffe en face ? Tant pis, c’est un risque qu’il prend quant à lui. Il compte sur sa détermination tranquille pour faire douter l’adversaire (l’injuste malveillant, si on suit le fil de la métaphore) de son propre jeu. Stratégie conseillée aussi par Spinoza. Qui d’ailleurs aimait jouer aux cartes le soir avec ses logeurs.
Tiens, je m’avise que j’ai de particulières affinités avec des penseurs qui aimaient le jeu, de cartes en particulier : Freud, Spinoza, Montaigne. (Comme quoi la lecture de Marc-Aurèle est source de prises de conscience essentielles). Autre penseur-joueur, Pascal bien sûr, qui aima le jeu à la folie jusqu’au moment où il décida d’y renoncer genre le divertissement ça va un moment (mais non sans en avoir tiré ses travaux en probabilités). Son pari si c’est pas un truc de flambeur, hein ?
« Bientôt tu seras mort et tu n’es pas encore simple, calme, invulnérable à tout dommage extérieur, bienveillant envers tous et plaçant la sagesse dans la seule pratique de la justice. » (IV, 37)
Savoir que bientôt tu seras mort est-il pertinent pour motiver l’effort éthique ? À mon avis non. Déjà on peut se le dire dès la naissance : la différence entre 1 et 100 ans, sub quadam aeternitatis specie … De plus le temps (ici la distance supposée à la fin) ne fait rien à l’affaire. Il en va comme pour commencer la gym ou le régime. Si tu dis demain ça veut dire jamais.
Bref ta vieillesse a peu de chance de donner ces qualités, si ta jeunesse ta maturité ton enfance en ont été incapables. Si à quarante ans t’as pas un tant soit peu fait l’expérience de simplicité, calme, bienveillance, tout ça, achète-toi plutôt une montre qui brille, comme ça t’auras pas tout perdu.
« Tout ce qui arrive est aussi habituel et familier que la rose au printemps et les fruits en été : la maladie, la mort, la calomnie, la trahison et tout ce qui réjouit et afflige les insensés. » (IV, 44)
Cette pensée marque la limite idéaliste, dualiste, de la pensée stoïcienne. On ne peut qu’adhérer intellectuellement au propos. Tout le monde il est pas beau, tout le monde il est pas gentil (même y en a qui sont ni l’un ni l’autre), faut faire avec. Sauf qu’on a beau admettre, ça n’empêche pas d’en ressentir du bien ou du mal. Donc l’insensé en fait serait plutôt Marco (sauf son respect) dans sa minimisation de l’affect. Mettons, pure hypothèse, que nous soyions comme lui lucides et décidés à bien agir. Nous verrons vite, nous, que l’esprit réjoui ou affligé dans lequel nous agissons est loin d’être indifférent. À notre bien-être d’abord (Marco s’en fiche OK) mais aussi et surtout aux effets de notre action. Tout ceci nous amène à cette célèbre formulation de l’impasse idéaliste :
« Pour la plupart, ceux qui ont écrit des affects et de la façon de vivre des hommes (…) on dirait (…) qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. (…) Il n’a cependant pas manqué d’hommes très éminents (et nous avouons devoir beaucoup à leur travail et leur activité) pour écrire maintes choses remarquables sur la droite façon de vivre, et donner aux mortels des conseils pleins de prudence ; mais quant à la nature des affects et à leurs forces, et ce que peut l’esprit, en revanche, pour les maîtriser, nul, que je sache, ne l’a déterminé. Je sais, bien entendu, que le très célèbre Descartes a produit une fort belle théorie (je résume) ; mais, à mon avis du moins, il n’a rien montré d’autre que la pénétration de son grand esprit. » (Spinoza. Éthique Préface Partie 3)
Conclusion : Axiome stoïcien « Quand on veut on peut », corollaire spinoziste « Encore faut-il savoir ce que vouloir veut dire. »
« Sois semblable à un roc contre lequel les vagues se brisent sans répit : il reste debout et autour de lui viennent mourir les bouillonnements du flot. » (IV, 49)
« Volonté et vague. Avec quelle avidité s’avance cette vague, comme s’il lui fallait atteindre quelque chose ! Avec quelle précipitation terrifiante elle s’insinue jusque dans les recoins les plus profonds des rochers crevassés ! Il semble qu’elle veuille y arriver avant quelqu’un ; il semble qu’y soit caché quelque chose de valeur, de grande valeur. – Et la voici qui revient, un peu plus lentement, toute blanche encore d’excitation, – est-elle déçue? A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ? Fait-elle semblant d’être déçue ? – Mais déjà s’approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme aussi semble emplie de secrets et du désir de déterrer des trésors.
C’est ainsi que vivent les vagues, – et c’est ainsi que nous vivons, nous qui voulons ! – je n’en dis pas davantage. – Comment ? Vous vous méfiez de moi ? Vous vous irritez contre moi, beaux monstres ? Eh bien ! Irritez-vous contre moi désormais, dressez vos dangereux corps verts aussi haut que vous le pouvez, élevez un mur entre moi et le soleil – comme à présent ! En vérité, il ne reste déjà plus du monde que le vert crépuscule et que de verts éclairs. Déchaînez-vous à votre guise, arrogantes, rugissez de plaisir et de méchanceté – ou plongez de nouveau, déversez vos émeraudes au fond du plus abyssal abîme, et recouvrez-les en lançant de votre blanche dentelle infinie d’écume et d’embruns – je souscris à tout, car tout vous va si bien, et je suis si reconnaissant pour tout : comment pourrais-je vous trahir !
Car – prêtez bien l’oreille ! – je vous connais, vous et votre secret, je connais votre espèce ! Vous et moi, nous sommes d’une seule et même espèce ! – Vous et moi, nous avons un seul et même secret ! » (Nietzsche Le Gai savoir n°310)
Que vous inspire ce rapprochement, du point de vue des styles, conceptions philosophiques, personnalités des auteurs ?
Mais oui je rigole, imaginons plutôt un QCM à faire sur la plage style magazine féminin « Êtes-vous roc ou vague ? » Perso je me vois bien en grain de sable. (Goût de la synthèse quand tu me tiens).
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole