« Il s’agit d’être droit, et non pas redressé. » (III, 5)
Désir d’une vertu non corsetée, dirait Montaigne, d’une éthique sans carcan ni contrainte (sinon sans peur et sans reproche). Contradictoire avec le sens stoïcien de l’exercice, de l’entraînement ? Peut être pas, les exercices les plus profitables se font en souplesse (de toute façon à mon âge pas trop le choix). Il est des lâcher-prise qui ne sont pas laisser-aller, des relâchements de tension qui ne sont pas avachissements, mais nourrissent au contraire une énergie profonde.
Mais sans doute la question n’est-elle pas tant d’être (encore moins d’apparaître) droit soi-même que de viser la droiture dans les actes. Que ta vertu soit une flèche et non pas une armure, aurait pu dire Zarathoustra.
« Cesse de t’égarer : tu ne dois plus relire tes Mémoires ni l’histoire ancienne des Romains et des Grecs, ni les extraits des traités que tu as laissés pour tes vieux jours. Hâte-toi vers le but, abandonne les vains espoirs, et, si tu te soucies un peu de toi-même, aide-toi, tant que c’est possible. » (III, 14)
Hâte-toi vers le but : ainsi parlerait la flèche du pseudo-Zarathoustra. Flèche un peu émoussée, en écrivant ceci Marco n’est plus de la première jeunesse. Mais il atteint la deuxième, une jeunesse au carré si l’on peut dire. Elle ressort ici, cette jeunesse de l’après maturité. Elle ne prétend pas nier l’usure du corps, la lassitude de l’esprit, la distance qui s’installe avec le monde (Je me dénoue par tout ; mes adieux sont à demi pris de chacun, sauf de moi. Essais I,20 Que philosopher c’est apprendre à mourir), mais elle les retourne.
Cesse de t’égarer implique une conversion de l’attitude et du regard. Se retourner pour remâcher le passé, le sien propre ou le passé historique (même s’il a été constructif) c’est s’enfermer dans les histoires anciennes, chercher des augures dans les vieilles lunes et les astres morts. La sagesse se vise à l’horizon, à chaque nouvel horizon. Bon ici il est vrai que ce but qui approche n’est pas à première vue très motivant. C’est là qu’intervient le retournement.
Le dépouillement peut révéler sa face d’allègement. En abandonnant les vains espoirs, ce qu’on abandonne n’est pas l’espoir mais la vanité, la vacuité qui pèse si lourd. On choisit de ne garder du bagage que ce qui est viatique. L’injonction à l’éthique n’est pas reniée, mais s’humanise avec le souci de soi : aide-toi tant que c’est possible. On peut bien sûr entendre aussi dans ces mots : le but étant de toute façon la mort, autant la choisir à sa façon avant d’être à la merci d’autrui, légumisé. Est-ce ou pas contradictoire avec le souci de soi ? Vaste débat.
Le vieux (c’est relatif il est mort à 59 ans – comme Montaigne) Marc Aurèle entame l’étape ultime du parcours avec sérénité. Comme parfois, au bout d’une marche harassante, alors qu’on se croit vidé, arrive tout à coup dans les derniers mètres l’euphorie inattendue nommée second souffle.
« En supprimant l’opinion, on supprime le dommage et en supprimant le dommage on supprime le tort. » (IV, 7)
L’opinion : celle que l’on se fait, celle que les autres ont de vous ? Probablement ici le second cas de figure. C’est la version stoïcienne du proverbe Les chiens aboient la caravane passe. Je ne sais si à l’époque de Marco il était aisé de faire fi du qu’en dira-t-on, j’en doute ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on aime à s’entre-débiner. Mais aujourd’hui la technologie décuple les effets de l’opinion. Effets positifs si l’opinion est constructive, négatifs souvent : la violence, le mensonge, l’obscénité, c’est tellement plus buzzant.
Voilà qui attire l’attention, pour l’opinion en sens inverse, celle que nous nous faisons, sur le lien entre avoir tort, avoir et surtout professer une opinion erronée, et faire du tort. On comprend donc que Marco, en gouvernant plus encore qu’en philosophe, fasse de l’opinion une question déterminante.
Elle est un bruit dommageable à la perception de la vérité, si elle préfère stimuler l’affect que discerner l’objectivité des faits. Elle nuit à l’exercice de la liberté si elle opte pour la mise en cases des choses et des gens plutôt que l’observation et l’analyse de la complexité. Elle dénature la communication (non c’est pas de pub que je parle), entre autres le débat politique, si elle privilégie l’incitation (voire l’injonction) à la prise de parti, au détriment de la recherche commune du bien commun. (Je me demande bien ce qui me fait dire ça …)
Bref, comme dit Montaigne en sceptique conséquent, La peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir. (Essais II,12 Apologie de Raimond Sebon)
(Attention Pas le savoir lui-même, hein, ni sa recherche, mais le fait d’être sûr que ce qu’on sait est indiscutable, d’où ancrage dans le dogmatisme, engluement dans l’erreur) .
« N’adopte pas les opinions de l’insolent ou celles qu’il veut t’imposer sans vérifier si elles sont conformes à la vérité. » (IV, 11)
Traduit par insolent, un mot formé sur la racine hybris, terme essentiel pour l’être au monde et la pensée grecque. C’est l’attitude de qui ne se conforme pas à l’ordre et à la hiérarchie du cosmos. Les hommes à leur place, les dieux à la leur. Et les dieux sont très attachés à ce schéma, vu qu’ils se sont arrogé la place de chefs. Pour qui se met à mélanger les deux ordres (hybris a donné hybride), ça se passe mal, exemple type Prométhée. Sauf pour Zeus en fait, ou autres divinités allant séduire des mortel(le)s, selon le principe bien connu : faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais.
Pour Marc Aurèle, l’ordre du monde ne repose pas sur la revendication de pouvoir absolu de dieux copies conformes des despotes humains. Il n’existe que par l’adéquation entre fonctionnement de la nature et comportement des humains. Cette adéquation, socle et critère de la vérité, n’est pas donnée, il faut la discerner par la raison (censée être caractère essentiel de l’être humain), et ainsi tenter d’y conformer ses opinions et ses actes.
On remarque donc ici un renversement intéressant. C’est l’insolent en question qui veut imposer ses opinions, comme les dieux une loi selon leurs caprices et leurs intérêts. Et il faut alors des êtres humains raisonnables et sages pour vérifier leur conformité à la vérité. Autrement dit c’est la raison humaine qui est en charge de préserver l’ordre social et cosmique.
C’est dire si on est mal barré.
Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole