« Je ne mérite pas de m’affliger car je n’ai jamais affligé volontairement personne. » (VIII, 42)

J’ai déjà noté que ces pensées portent souvent trace du débat de Marc Aurèle avec son surmoi, débat fréquent, pour ne pas dire permanent. Le surmoi qui est double face, qui est agent double. Agent de l’utile et bienfaisante conscience morale, et agent de la débilitante angoisse de culpabilité. Je ne mérite pas de m’affliger signe ainsi le quitus de la conscience morale : « c’est bon, tu as fait au mieux ne te reproche rien. » Mais on y décèle tout autant une angoisse : n’avoir affligé personne, est-il sûr que cela nous garantisse que personne ne voudra nous affliger ?

Marco le sait comme nous, rien n’est moins sûr. Autrement dit la justice immanente & rétributive, c’est grosse blague. Après on peut toujours choisir de la supposer, la justice, se la figurer, de façon à avancer dans la vie sans (trop de) peur ni (trop de) reproches, du moins de ceux que l’on s’adresse à soi-même .

Et puis volontairement ne peut manquer d’accrocher le lecteur. Au-delà de l’objectivité du on sait jamais, comment ne pas y entendre un aveu … involontaire ? Mais loin de moi la pensée de lui jeter la pierre. Affliger, si c’est des cons ou des salauds : vas-y Marco, fonce. Si ça leur fait pas le mal qui leur ferait du bien, tant pis. Mais au moins toi tu te seras un peu lâché, c’est pas si souvent.

« Un concombre amer ? Jette-le. Des ronces sur le chemin ? Évite-les. Cela suffit. N’ajoute pas : pourquoi cela dans le monde ? » (VIII, 50)

Quoi ? Mais j’ai rien dit. (Je l’ai pensé si fort que ça ?)

« Recevoir sans orgueil, perdre sans souci. » (VIII, 33)

Voilà. Oui … Non, sérieux, magnifique devise à choisir pour avancer dans une liberté sereine.

« La joie de l’homme, c’est de faire le propre de l’homme. Le propre de l’homme, c’est la bienveillance envers son semblable, le mépris des sensations, la sélection des idées justes et la contemplation de la nature universelle avec les événements qu’elle détermine. » (VIII, 26)

Cela pourrait être signé par Spinoza. À l’exception, et c’est déterminant, du mépris des sensations. Il y a là une différence culturelle. Marc Aurèle adhère à un stoïcisme imprégné de platonisme qui dissocie corps et psychisme, et subordonne le premier, éphémère, au second censé être partie d’une âme éternelle. Spinoza, autant dans la cohérence de son système unisubstantiel que par imprégnation de culture juive, associe profondément le charnel et le spirituel.

Sans doute aussi différence de personnalité et de situation. Marco philosophe en homme de pouvoir, dur à lui-même et pas vraiment tendre aux autres. Spinoza philosophe en homme libre, au plan social comme intellectuel, (liberté payée cher), en amoureux de la vérité.

Ont-ils, dans la sélection des idées justes (Spinoza : penser de façon adéquate), trouvé leur joie ? L’essentiel sans doute est de l’y chercher. Et aujourd’hui pour nous, de veiller à ne pas dévaloriser l’intelligence et la raison, au profit de l’immédiateté pulsionnelle à laquelle tout nous incite.

« Prends-moi et jette-moi où tu veux. Là encore, mon esprit sera paisible, c’est à dire satisfait d’être et d’agir conformément à sa propre constitution. Cela mérite-t-il que mon âme se sente mal, qu’elle s’avilisse, humiliée, avide, noyée, épouvantée ? Que trouver qui vaille cette peine ? » (VIII, 45)

Souvent ces pensées notées au jour le jour font référence à des faits, des personnes précises, mais sans détail du contexte. Il y est fait allusion ici simplement avec « cela » mérite-t-il. À part cela, donc, imaginons que quelqu’un l’ait pris et jeté disons à Auschwitz (ou autres lieux aussi inhumains, dont tant en activité aujourd’hui encore). Garder l’esprit paisible et satisfait, ne pas être avili, épouvanté, noyé : dur, non ?

Là on se souvient de Primo Levi et du titre citation de Dante « Se questo è un uomo », si c’est un homme. Agir conformément à sa propre constitution d’être humain, et surtout arriver à préserver une parcelle d’humanité en soi, sera-ce par la tension stoïcienne ? Peut être. Ce sera comme on peut, surtout. Levi et ses compagnons d’infortune le firent en se récitant les vers de la Divine Comédie, en cherchant consolation dans la beauté de l’art, la culture transmise par des siècles d’humanité, et dont ils ont retrouvé l’inscription dans leur mémoire, comme un viatique pour la traversée de l’enfer.

Statue de Marc Aurèle Musée du Capitole

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